20 ans après le génocide des Tutsi : le Rwanda, la France et le monde…

Allumée à Kigali le 7 janvier dernier, La flamme du souvenir doit parcours tout le "pays des milles collines" jusqu'à son retour dans la capitale pour le début des 20èmes commémorations. (Tous droits réservés)

Allumée à Kigali le 7 janvier dernier, La flamme du souvenir doit parcourir le « pays des milles collines » jusqu’à son retour dans la capitale pour le début des 20èmes commémorations. (Tous droits réservés)

Le 7 avril 2014, débuteront à Kigali les commémorations du 20e anniversaire du génocide contre les Tutsis au Rwanda. Les manifestations, les conférences, et les cérémonies organisées à cette occasion s’annoncent particulièrement marquantes. Vingt années se sont écoulées, le Rwanda s’apprête à franchir une nouvelle étape, un tournant dans son histoire. En dépit des traumatismes toujours vifs, et parfois même transmis aux plus jeunes, la première génération post-génocide est en train de naître, stimulée par le dynamisme et la croissance dont le pays a su faire preuve depuis une décennie.

Le Rwanda de 1994, l’ultime avertissement du XXème siècle

Les crimes de masses commis durant le génocide – meurtre  à l’arme blanche, viol avec intention d’inoculer le VIH (considéré comme « acte de génocide »), torture, mutilation, etc. – sont l’infâme résultat de « l’obéissance aveugle à l’autorité, couplée à la déshumanisation de l’autre. » Damien Vendermeersh, juge d’instruction belge qui a  « œuvré » au Rwanda dès 1995, a publié récemment un ouvrage[1] dans lequel il livre une expérience traumatisante qui interroge le lecteur sur la possibilité d’un nouveau cataclysme de ce genre. Il propose quelques « pistes de paix ».

Le XXème siècle a été le témoin de génocides qui ont eu de commun d’être « l’aboutissement de logiques collectives qui passent par l’exclusion de l’autre, la désignation d’un bouc-émissaire, une rhétorique de rejet non pas seulement du soldat que l’on a en face de soi, mais de toute une communauté , désignée, tout entière, femmes, vieillards, et enfants compris, comme l’ennemi qu’il faut nécessairement éradiquer dans son ensemble pour avoir la paix.[2] »

Le Génocide contre les Tutsi au Rwanda sonne comme un avertissement pour le monde aujourd’hui : « il faut prendre garde aux stigmatisations individuelles, elles peuvent aboutir à des exterminations collectives. Prendre garde aux anathèmes jetés sur le chômeur, le pauvre ou le Wallon, qui à, l’image du juif des années ’30, risque, par ses travers supposés, ses prétendus défauts, son existence même auprès de vous, de vous empêcher, vous et les vôtres, de conserver votre bien-être, vos acquis sociaux, votre sécurités, etc…[3] ». Ce discours est présent dans nos sociétés, véhiculé par les extrêmes qui n’ont d’autre stratégie que de se repaître de l’inquiétude et du malaise ambiant.  D’autre part « la logique génocidaire peut frapper n’importe où », et Vandermeersch d’énumérer les situations actuelles « potentiellement explosives » : les conflits israélo-palestinien, en Syrie, au Liban, en Centrafrique et au Soudan.

Le devoir de la France

Mais… aujourd’hui en France, malgré la médiatisation, relativement pauvre, du premier procès contre un génocidaire, Pascal Sibikangwa,  pour beaucoup le génocide s’est déroulé « quelque part, là-bas, il y a longtemps ». A l’heure où nous allons commémorer, en France, le 70ème anniversaire de la Libération de l’occupation nazie, idéologie porteuse d’une autre des tragédies du XXème siècle, comment ne pas penser à la réconciliation et à l’amitié franco-allemande. Officiellement entérinée par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer en janvier 1963 (Traité de l’Elysée), un peu moins de 20 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle ne fut complète et acquise que grâce aux années d’efforts, de reconstruction, et de travail à la réconciliation entre les deux peuples autrefois « ennemis héréditaires ».

Dans le cas du Rwanda, la France à un devoir à accomplir, une pierre à poser sur ce long chemin de réconciliation : reconnaître le génocide et sa propre implication. C’est à la fois un devoir d’autoréflexion et d’autocritique essentiel pour un pays qui se définit comme la patrie des Droits de l’Homme. «Se réclamer des Droits de l’Homme, c’est pour un peuple, commencer par faire le récit de toutes les atteintes qu’il a portées aux Droits de l’Homme.[4] » Dès le 4 octobre 1990, en réaction à la guerre lancée par le FPR[5], la France intervient militairement[6] au Rwanda officiellement pour protéger les ressortissants européens et les évacuer si besoin. En réalité, selon Pierre Brana[7], corraporteur de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda (1998), la présence militaire française est illégale, l’accord d’assistance militaire franco-rwandaise de 1975 ne prévoyait que l’organisation et l’instruction de la gendarmerie. A l’été 1992, cet accord est révisé de sorte que l’opération française soit légale. Dans les faits, « les militaires français conseillent, assistent et forment » les Forces Armées Rwandaises (FAR, l’armée génocidaire), une armée « monoethnique » (constituée uniquement par des Hutu) à la solde d’un « pouvoir autoritaire, pour ne pas dire dictatorial » qui « opère des arrestations massives et arbitraires, tolère des massacres et impose des quotas ethniques » pour l’accès aux études et aux emplois. Alors que le Rwanda, en plein génocide, est « abandonné » par l’ONU (MINUAR), et donc la communauté internationale, la France annonce le déclenchement de l’opération Turquoise[8] sous mandat de l’ONU (chapitre VII). Patrick de Saint Exupéry[9] , alors grand-reporter au Figaro et témoin du génocide, rapporte que les soldats Français sont accueillis et acclamés par les génocidaires (FAR et Hutu extrémistes) qui « y voient un retour de leur allié contre le FPR ». Dans, le récit de ses souvenirs, le grand reporter dénonce une « opération littéralement schizophrénique» entre opération « strictement humanitaire » et « intervention militaire. Par ailleurs, ce qui est, entre autre, reproché à l’opération Turquoise est d’avoir mis en place une « zone humanitaire sûre », sans pour autant procéder à un désarmement systématique des milices (comme c’est le cas pour l’opération Sangaris en Centrafrique), qui aurait permis d’exfiltrer une partie des génocidaires au Congo.

 Paradoxalement, les Français sont les premiers, par l’intermédiaire d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, a prononcé publiquement le mot de « génocide » au Conseil de Sécurité de l’ONU le 16 mai 1994. Mais la position française demeure marquée par les interventions du président Mitterrand (lors du sommet franco-africain à Biarritz en novembre 1994) ou de Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, (en 2003 lors d’une intervention sur RFI) qui évoquent non pas un seul,  mais des « génocides ». Dans l’introduction de son ouvrage « L’Inavouable : la France au Rwanda », Patrick de Saint-Exupéry qualifiait cette dernière intervention de négationniste et symptomatique d’une classe politique qui n’assume pas l’héritage politique. Il faut certes reconnaître les crimes de guerre dont sont coupables certains membres du FPR, mais il n’y a bien eu qu’un seul génocide perpétré contre les Tutsi, qui coûta aussi la vie à des Hutus modérés et des « justes ». en 2004, lors de la 10ème commémoration, la France fut directement mise en cause par le Président Kagamé. Le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères de l’époque, Renaud Muselier, écourta son séjour à Kigali. Les relations entre Kigali et Paris sont restées très tendues jusqu’à la rupture diplomatique en 2006. Il faut attendre la venue du président Sarkozy en février  2010 et la présence d’Alain Joyandet[10], le secrétaire d’État français à la Coopération lors des cérémonies de commémoration d’avril de la même année, à l’invitation de Kigali, pour voir s’amorcer une reprise des relations diplomatiques. A la veille des cérémonies, les relations entre Paris et Kigali semblent se réchauffer, en février dernier, « deux émissaires de haut niveaux » ont été envoyés par Paris[11] et reçus par la ministre des Affaires étrangères rwandaise pour parler de la coopération entre les deux pays, notamment en Centrafrique. Reste à savoir quelle personnalité le gouvernement français enverra à Kigali pour les commémorations, véritable baromètres des relations diplomatiques.

Laurent Tessier

[1] Damien Vandermeersch. Comment devient-on génocidaire ? Ed. GRIP, Bruxelles,  novembre 2013.

[2] Jean-Claude Matgen a réalisé une interview avec Damien Vandermeersch, publiée dans les pages opinions du journal La Libre (18-19 janvier 2014)

[3] ibid.

[4] Jean-Marc Ferry. (1996). L’éthique reconstructive. Paris : Editions du Cerf.

[5] Front Patriotique Rwandais : mouvement politique armé formé principalement des Tutsi réfugiés en Ouganda depuis 1959.

[6] L’opération « Noroît » est menée par la France d’octobre 1990 à décembre 1993. Elle est suivie, dès octobre 1993, par l’opération de la MINUAR, conformément aux accords de paix d’Arusha (4 août 1993).

[7] Pierre Brana. Enquête sur les responsabilités de la France. In l’Histoire, n°396, février 2014

[8] Opération militaire conduite principalement par des militaires français, et quelques contingents africains, du 22 juin au 22 août 1994.

[9] Patrick de Saint-Exupéry. L’inavouable : la France au Rwanda. Paris, les Arènes, 2004. Lire également la BD « La Fantaisie des Dieu, Rwanda 1994 », par Hippolyte et Patrick de Saint-Exupéry publiés aux Arènes Éditions, 6 mars 2014.

La mise à l’épreuve ukrainienne

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La crise ukrainienne résonne particulièrement au sein des pays de l’Union Européenne, à l’approche des élections européennes. La montée de l’euroscepticisme, encore plus marqué en France que dans les pays qui ont bénéficié de l’aide de l’Union Européenne, ainsi que la lenteur et la faiblesse des prises de positions ne laissent guère aller à l’optimisme. Pourtant l’Ukraine est bel et bien, l’opportunité, certes malheureuse, pour le prix Nobel de la paix, de faire preuve d’unité et de solidarité. Quels sont les enjeux de cette crise ? Quel rôle doivent jouer l’Union Européenne et son allié américain ?


Les Etats-Unis et l’Union Européenne dépassés?

Depuis le début de la décennie, les crises majeures se succèdent mais l’analyse de ceux qui « mène le jeu mondial » semble être dépassée. Hayden, ancien directeur de la CIA et de la NSA sous la présidence de Georges W. Bush, confesse la surprise et l’incompréhension des USA – il en est de même pour le reste de l’Occident – face aux mouvements populaires qui se sont fait jour dans le « monde arabe ». Dans le cas de l’Ukraine – malgré les signes d’avertissements (invasion russe de la Géorgie en 2008 qui a mis en évidence les appétits russes pour ses zones limitrophes, délivrance de passeports pour les russophones d’Ukraine) -, qui n’a pas été pris au dépourvu ?

Aux États-Unis, la réaction fut plus rapide et forte grâce à une classe politique – traditionnellement divisée entre Républicains et Démocrates – exceptionnellement unie face au « comportement outrageux » de la Russie. Malgré cela, dans un premier temps la complexité de la situation ukrainienne ne fut, semble-t-il, pas totalement cernée. Les analystes aussi bien que les plus hauts dignitaires politiques n’ont pas compris Poutine, dont la personnalité est une des clés de la crise. Considérée comme un partenaire par les USA, la Russie, dirigée d’une main de fer par un homme au pouvoir charismatique, apparaît à certains égards comme « folle », « imprévisible » et « irrationnelle »[1]. Ce sentiment d’irrationalité cacherait-il en réalité un jeu de dupe ou un refus de se comprendre l’un et l’autre ? Dans les deux cas, rien d’irrationnel.

Certains remettent en cause une politique étrangère américaine déclinante[2], d’autres comme Damon Wilson, National Security Council’s senior director for Europe en 2008, dénonce une erreur de stratégie : « pour commencer, dit-il, la plupart du matériel que le gouvernement américain utilise pour espionner – satellites, capteurs, dirigeables et une technologie d’interception sophistiquée – était porté en 2008 (ils le sont toujours en 2014) sur la lutte contre le terrorisme et la prolifération des cibles comme le Pakistan, l’Afghanistan et l’Iran. » Moscou, désigné par Mitt Romney durant sa campagne présidentielle comme «l’ennemi géopolitique numéro Un des États-Unis[3] », n’a pas été ciblé. Hayden résume peut-être là tout le sens de cette erreur stratégique : une « vision myope et une intelligence stratégique monopolisée par le terrorisme, détournée de Moscou. » Est-ce une simple erreur de stratégie ou une méprise sur la lecture du monde ? L’affaire Snowden qui mit au jour l’ampleur tentaculaire de l’appareil de surveillance anti-terroriste, aurait-elle également dévoilé l’image d’un pays, sujet soumis à la paranoïa et aveuglé par ses propres intérêts ? La question se pose, reste ouverte, mais les conséquences sont bien visibles. Le monde aurait-il cessé de tourner dans le sens que les USA croyaient qu’il tournait ? Laissons la conclusion à Kissinger: « Real life is messier. And there’s more than one way to be rational.[4] ». Les USA semblent parfois adopter une position de suprématie selon laquelle le monde agirait en fonction d’eux-mêmes ou tel qu’ils l’auraient décrété. L’humilité reste une vertu appréciée lorsqu’il s’agit de penser le monde, ne serait-ce que pour écarter le danger et la tentation simplificatrice de l’idéologie.

L’Union Européenne, quant à elle, sclérosée par sa bureaucratie, bloquée par une dépendance vis-à-vis du gaz russe, et freinée par l’euroscepticisme de quelques un de ses pays membres, a réagi avec une lenteur dénoncée par les Ukrainiens de la place Maïden[5], ceux-là même qui appelaient et continuent d’appeler au rapprochement de l’Ukraine avec l’Union Européenne[6].

L’Ukraine, une réalité culturelle et historique complexe

L’Ukraine telle qu’elle existe aujourd’hui est un “jeune” pays, né de l’éclatement de l’URSS il y a seulement deux décennies. Pendant des siècles, l’Ukraine fut un bout de terre disputé tour à tour par les différentes puissances voisines : Russie, Pologne, Autriche-Hongrie. Chacune d’entre elles à laisser son empreinte si bien que l’Ukraine d’aujourd’hui est un pays complexe et riche de sa pluralité.

Les liens entre l’Ukraine et la Russie sont profonds. De grands dissidents tels Alexandre Soljenitsyne considéraient l’Ukraine comme faisant partie intégrante de l’histoire russe et de la Russie[7]. On sait combien la religion orthodoxe et le patriarcat de Moscou influencent et appuient la politique russe depuis la chute de l’URSS. Or l’Ukraine n’est autre que le berceau de l’orthodoxie russe, autrement dit de la culture et de l’imaginaire russe : venue de Constantinople à la fin du Xe siècle, l’Église orthodoxe se diffusa en Russie à partir de l’Ukraine par la suite. « L’Ukraine est aujourd’hui religieusement vassale de la Russie. Or c’est paradoxal, parce qu’en réalité, c’est la Russie, ou plutôt la Moscovie au XVIe siècle, qui a reçu son « baptême » des Ukrainiens.[8] »

L’église orthodoxe est majoritaire en Ukraine, et toujours liée à Moscou, le patriarche russe orthodoxe Cyrille Ier s’est cependant opposé aux manifestations contre le pouvoir ukrainien, déclarant que l’Ukraine devait faire partie de la sphère d’influence russe. L’Eglise orthodoxe ukrainienne a pris ses distances vis-à-vis de Moscou[9], et on assiste depuis le début des manifestations, selon Antoine Arjakovsky[10], à un rassemblement des différentes Eglises autour d’ « un accord  signé mi-décembre pour dire que les contestations place Maïdan à Kiev étaient légitimes, qu’il fallait que le gouvernement ukrainien engage un processus de négociation, et qu’il ne fallait pas toucher à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. »

En y regardant de plus près on distingue principalement deux « Ukraine », une à l’est l’autre à l’ouest. Alors que, comme le rappelle Kissinger, la partie ouest de l’Ukraine a été incorporée à l’URSS en 1939 par l’accord entre Hitler et Staline, la Crimée au sud-est, dont 60% de la population est russophone, ne devint partie de l’Ukraine qu’en 1954. Pour résumé schématiquement : « l’ouest est majoritairement catholique ; l’est est majoritairement russe orthodoxe. L’ouest parle ukrainien, l’est parle principalement russe.” Cependant la schématisation ne saurait occulter une réalité plus complexe : « en 1991, les Ukrainiens sont presque tous bilingues (avec un grand nombre de mariages mixtes). En 2014, le pays reste partagé entre une population ukrainophone, à 67 %, et russophone, 30 %.[11] » Antoine Arjakovsky conclut : « Ce n’est pas parce qu’une partie de la population est plus ukrainophone et l’autre plus russophone, ou bien qu’une partie de la population est plus orthodoxe et l’autre plus catholique, qu’il n’y a pas une nation ukrainienne, et que cette nation ukrainienne est basée sur une volonté de démocratie juste, libre et souveraine.[12] »

Quelles positions adopter ?

Quelles positions les différentes parties, principalement les USA, l’Union Européenne et la Russie, doivent-elles adopter  vis-à-vis de l’Ukraine ? Tout d’abord, un point est essentiel, il faut entendre les revendications des manifestants. Les entendre signifie considérer leur revendications comme l’expression d’une nation issue d’un pays souverain et indépendant.  L’Ukraine ne peut être réduite à un terrain de jeu d’influence dont le sort ne saurait être fixé dans l’arbitraire d’un conflit entre l’est et l’ouest. La position des différentes parties, et notamment des USA et de l’UE, est paradoxale : d’un côté on dénonce l’ingérence et la tentative d’invasion russe contre un pays souverain et indépendant, et de l’autre on nie totalement cette souveraineté en agissant comme si l’Ukraine n’était qu’un enjeu de pouvoir entre l’Ouest et l’Est, directement hérité de la Guerre Froide.

A l’heure où certaines voix s’élèvent pour élargir l’OTAN[13] et y intégrer l’Ukraine, d’autres expriment leur volonté pressante de conclure un accord politique avec l’Union Européenne dans les prochains jours.[14] L’OTAN et l’UE ont deux logiques différentes. Intégrer l’Ukraine à l’OTAN, c’est l’inscrire dans ce jeu entre l’Ouest et l’Est comme une sorte de barrière face à la Russie afin d’assurer la stabilité et la paix en Europe. La logique d’une intégration à l’UE est tout autre, il s’agit pour l’Ukraine d’adopter un projet politique exigeant mais aussi un héritage culturel dont elle est partie prenante. A ce choix qui leur est offert,  les Ukrainiens, seuls, peuvent répondre.

Pour y parvenir, les Ukrainiens devront appliquer une politique de compromis, jamais développée dans une Ukraine divisée entre l’ouest et l’est, pour dépasser la volonté persistante de domination d’une partie sur l’autre et favoriser et préserver la coexistence. Kissinger définit la politique étrangère comme « l’art d’établir des priorités ». Dans le cas de l’Ukraine, la priorité est-elle aux enjeux énergétiques qui concentrent la majorité des préoccupations ou bien au peuple ukrainien ? Pour l’ancien secrétaire d’État américain : « si l’Ukraine doit survivre et prospérer, elle ne doit pas être l’avant-poste d’une partie contre l’autre – elle  devrait agir comme un pont entre elles. » Pour faire de l’Ukraine ce pont entre l’Ouest et l’Est, les USA, la Russie et l’UE devront dépasser les conceptions simplistes et manichéennes inspirées par les intérêts propres des uns et des autres. Et, compte tenu de l’intensité des déchirures au sein du peuple ukrainien causées par les évènements de ces derniers jours, ce projet nécessite un soutien actif et une vision à long terme.

Laurent Tessier


[1] Sen. Carl Levin, the chairman of the Senate Armed Services Committee, said on Thursday that he didn’t know Putin’s motivations, but was sure Russia wouldn’t invade Ukraine: « I can’t believe they are foolish enough to do that. » Cité http://www.thedailybeast.com/articles/2014/03/02/ex-cia-chief-why-we-get-putin-wrong.html

[2] Remise en cause de la doctrine de politique étrangère d’Obama : « responsability doctrine » ou « leadership from behind » (cf. http://csis.org/publication/twq-responsibility-doctrine-winter-2013)

[5] „Deutschland entscheide dich!“, (19/02/2014). Cf. http://ukraine-nachrichten.de/deutschland-entscheide-dich_3923_meinungen-analysen

[6] Appel à la chancelière Angela Merkel pour l’ouverture d’une réunion de crise au niveau politique le plus élevé afin de surmonter la crise en Ukraine, (19/02/2014). Cf. http://ukraine-nachrichten.de/aufruf-an-kanzlerin-angela-merkel-zur-initiierung-einer-krisengruppe-auf-hoechster-politischer-ebene-zur-krisenbewaeltigung-in-der-ukraine_3922_pressemitteilungen

[9] « Il y a eu un schisme en 1991 : un évêque, Philarète Denysenko, a décidé de créer sa propre Église que l’on appelle aujourd’hui le patriarcat de Kiev, qui célèbre en ukrainien et a refusé la tutelle russe. Moscou ne reconnaît pas cette Église, même si elle rassemble aujourd’hui en Ukraine plusieurs millions de fidèles parmi les 25 millions d’orthodoxes. »

[10] Antoine Arjakovsky est un historien français, directeur de recherche au Collège des Bernardins et fondateur de l’Institut d’études œcuméniques de Lviv en Ukraine.

Une « riposte » diplomatique mondiale?

BD "Quai d'Orsay" - Tous droits réservés

BD « Quai d’Orsay » – Tous droits réservés

Sommes-nous entrés dans l’ère du « tout diplomatique » ? La Russie, droite dans ses bottes comme elle l’a été jusque-là dans le conflit syrien, crée la surprise en offrant une porte de sortie, certes fragile mais totalement inattendue, et reprend la main dans une situation de tension extrême entre les grandes puissances. De son côté le Saint-Siège entreprend une réforme « dans sa manière d’être » plutôt prometteuse avec des nominations de « diplomates » à la tête de la curie. Enfin, l’Iran et l’ « Occident » s’ouvrent à la diplomatie après plus de 30 années de quasi mutisme. Une Russie, un Saint-Siège et un Iran qui prennent en main l’initiative diplomatique… voilà qui devrait poser bien des équations complexes au MAEE qui brille depuis déjà quelques temps par sa constance (certes mais…) dans une politique du Moyen-Orient à la fois incohérente et « audacieuse » (si tant il est audacieux d’être irresponsable). Jugez par vous-même la nomination mûrement réfléchies de diplomates spécialistes du Moyen-Orient en Amérique du Sud, au moment même où l’on a besoin de leur si rare expertise…[1]

Qu’est-ce que la diplomatie ? De l’habilité dans les affaires ? Un esprit de convenance ? Tournons-nous vers un talentueux personnage qui a tant et si bien de fois su retourner sa veste du bon côté, Mr de Talleyrand (1754-1838). Fidèle à un esprit toujours aussi bien acéré, l’illustrissime définissait la diplomatie comme « la forme la plus acceptable de l’hypocrisie ». Même si cette formule lapidaire ne définit pas toutes les subtilités du domaine, elle en esquisse principalement deux : la recherche du compromis (« acceptable ») et… l’imagination et la créativité (deux qualités essentielles pour exceller dans l’art de l’ « hypocrisie »).

Une recherche « obsessionnelle » et imaginative du compromis

Ecoutons maintenant un diplomate français qui restera dans l’histoire comme celui qui au nom de la France a dit « non » à une intervention militaire en Irak en 2003. Pour l’ancien Premier ministre et ministre des Affaires Etrangères (2002-2004) Dominique de Villepin, la diplomatie c’est assumer sa responsabilité morale, politique et humanitaire[2]. Après l’erreur de la « ligne rouge » d’Obama et l’abandon de l’option militaire en Syrie, la diplomatie doit apporter sa réponse, une réponse d’ordre « humanitaire, pénale et politique ». La difficulté première est de comprendre que nous sommes à un moment charnière ou les équilibres du monde sont en train d’être renversés (« dans 10, 20 ans Les Etats-Unis ne seront plus la plus grande puissance mondiale »)… Les grandes puissances ne peuvent agir comme ils l’ont fait depuis toujours en utilisant l’argument de puissance et donc en imposant leurs vues et leurs stratégies. « Il ne faut pas séparer la légitimité de la légalité » – même si les Nations Unies fonctionnent mal.

Ce qui compte c’est la détermination. En évoquant le retard du président Obama à un diner sur la Syrie lors du G20 de Saint-Pétersbourg, De Villepin fustige une attitude allant à l’encontre de l’esprit de négociation qui dévoile une « diplomatie mondiale molle ».  La diplomatie est « quelque chose qui doit devenir obsessionnelle[3], c’est une énergie de tous les instants, il faut être capable faire bouger les lignes. Et aujourd’hui cette diplomatie elle est fataliste, elle est suiviste. Il faut aller chercher la négociation (…) pour montrer qu’il y a un chemin possible. (…). On a tellement le sentiment que la militarisation des esprits fait que dans le fond c’est tellement plus facile de faire la guerre. (…) Le raccourci militaire est enfantin. »

Qu’est-ce que chercher la négociation ? C’est être inventif et imaginatif dans son effort diplomatique. « Il faut que la diplomatie revienne à son essence c’est-à-dire la Realpolitik (« calcule des forces et de l’intérêt national »), il faut renverser la table, ça veut dire regarder avec des yeux neufs, c’est-à-dire s’imprégner de l’histoire. » Nous, européens, avons un passé plus ou moins « digéré », puisons dans notre histoire les enseignements de nos erreurs et de nos succès pour « concevoir » l’avenir avec dynamisme.

Un engagement entre raison et force au service de la vie

Enfin, la diplomatie n’est pas seulement un passe-temps, c’est un engagement qui peut parfois coûter. La gravité de cet engagement est très présente chez Albert Camus (1913-1962). « Je me révolte, donc nous sommes », dans la révolte l’Homme trouve un sens, une issue, à l’absurdité de sa condition. L’œuvre de Camus, sujet à de nombreuses polémiques, revêt aujourd’hui, un siècle après sa naissance, une dimension toute éclairante.

La diplomatie serait une vocation, un engagement. Les « Lettres à un ami allemand »[4] écrites en pleine guerre mondiale, cernent avec acuité intense ce que peut représenter l’idéal diplomatique. Ces lettres sont un hymne à la liberté, celle des « Européens libres » face aux « nazis », un hommage à son pays, et « un document de la lutte contre la violence ».

« Je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur, fût-celle du sang et du mensonge. C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre. » La diplomatie emprunte la voie de la légalité et de la légitimité. La passion et les grandes valeurs  affleurent mais c’est la raison qui doit avoir le dernier mot.

Cette raison, c’est celle de Pascal (1623-1662) : « deux infinis, milieu ». Se situer avec raison, « au milieu », entre la barbarie de la guerre et l’angélisme de l’idée de « civilisation ». « Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu quand on s’y prépare depuis toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée. (…) C’est beaucoup que de se battre en méprisant la guerre, d’accepter de tout perdre en gardant le goût du bonheur, de courir à la destruction avec l’idée d’une civilisation supérieure. ».

Choisir entre ces deux « infinis » ce n’est pas opter pour le pacifisme. La paix est certes « médiateur » mais la diplomatie ne se confond pas avec le pacifisme. C’est un compromis parfois déchirant. « Nous avons eu à vaincre notre goût de l’homme, l’image que nous nous faisions d’un destin pacifique, cette conviction profonde où nous étions qu’aucune victoire ne paie, alors que toute mutilation de l’homme est sans retour. »

De quel compromis parle-t-on ici exactement ? C’est le compromis entre la raison et la force : « L’esprit uni à l’épée est le vainqueur éternel de l’épée tirée pour elle-même ».

Ce n’est pas chose aisée que de trouver un compromis ! La diplomatie comme « engagement » prend ici tout son sens. Négocier, trouver un compromis nécessite raison, patience, et persévérance. Le prix en est parfois lourd lorsque l’on se trouve au cœur d’un conflit meurtrier, comme c’est le cas de Camus. « C’est le détour que le scrupule de vérité fait faire à l’intelligence, le scrupule d’amitié au cœur. C’est le détour qui a sauvegardé la justice, mis la vérité du côté de ceux qui s’interrogeaient. Et sans doute, nous l’avons payé très cher. » La diplomatie est un effort continu et exigeant qui tend vers la vérité au risque de blâme et de morts… « ce long cheminement qui nous a fait trouver nos raisons, à cette souffrance dont nous avons senti l’injustice et tiré la leçon ».

Mais quel est donc le moteur de la diplomatie ? Pourquoi, au nom de quoi, s’efforcer ? Pour éviter de sombrer dans un certain « romantisme » ou angélisme, j’opterai pour une réponse lapidaire : le moteur de l’engagement diplomatique c’est l’homme, c’est la vie. Un diplomate se doit d’être un « humaniste » en action, placer l’homme au centre. L’homme est un « corps de nuances », la diplomatie doit donc être une recherche de nuances, d’harmonisation et (et oui encore !) de compromis (qui n’est pas « compromission »). «  Nous luttons justement pour des nuances mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même. Nous luttons pour cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l’énergie de la violence, la force de la cruauté, pour cette plus faible nuance encore qui sépare le faux du vrai et l’homme. »

Enfin, me serait-il permis de faire de ces mots de Camus la devise du master Conflictualité et Médiation de l’UCO :

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

 

Laurent TESSIER


[2] Emission « Ce soir ou jamais »,  6 septembre 2013, « Intervenir ou pas en Syrie : dilemme ».

[3] Pour mieux saisir ce que veut dire ici Mr De Villepin, la lecture  de la très divertissante BD « Quai d’Orsay » est  largement conseillée. L’intégrale est à paraître le 4 octobre 2013 : BLAIN, Christophe et LANZAC, Abel. Quai d’Orsay : chroniques diplomatiques. L’intégrale. Paris : Dargaud, 2013.

[4]  4 lettres écrites entre juillet 1943 et juillet 1944. CAMUS, Albert. Lettres à un ami allemand. Paris : Gallimard, 1991 (Folio).

« Le Combat des Chrétiens du Levant »

Messe en Syrie (Tous droits réservés)

Messe en Syrie (Tous droits réservés)

Un film documentaire récemment diffusé sur KTO[1] propose un point de vue rare et précieux sur les communautés chrétiennes de Syrie et du Liban. Pour la première fois un patriarche des Chrétiens du Moyen-Orient a ouvert ses portes pour une excursion au cœur de la vie quotidienne des chrétiens dans le conflit qui secoue la Syrie et toute sa région. Le constat de départ est frappant : Après deux ans de combats, personne ne sait quelle proportion de la population soutient encore cette révolution instrumentalisée de toute part à Damas, Moscou et Washington ». Malgré des siècles d’histoire chrétienne les Chrétiens sont devenus une minorité « prise en tenaille entre la radicalisation de la rébellion et un régime protecteur[2] désormais honnis à leurs yeux ».

 

Les chrétiens sont peu entendus et peu écoutés. Ils sont pourtant une « une composante essentielle du tissu social syrien » : 10% de la population, une communauté réputée « active, éduquée et commerçante ». Au Liban, les Chrétiens représentent 30 % de la population et « peuvent encore démontrer leur neutralité » dans une société pluriconfessionnelle. De plus, La terre arabe est une terre biblique. « A Damas, une des plus vieilles villes continuellement habitées, des grand chapitres de l’histoire des monothéismes s’y sont écris pour ensuite prospérer dans le monde ». En 2001, Bachar el-Assad a lui-même reconnu la Syrie comme « berceau du christianisme ». Autrefois plus nombreux, les chrétiens sont devenus une minorité dont l’avenir est questionné par ce qui semble être l’avènement de l’Islam politique

Dans une révolution qui est devenue une guerre civile prenant de plus en plus les traits d’une guerre communautaire entre deux frères ennemis – les Sunnites soutenus par le Qatar et l’Arabie Saoudite (puissance pétrodollars) et les Chiites par l’Iran et le Hezbollah –, quelle position les Chrétiens peuvent-ils adopter ? Ces derniers expriment leur méfiance face à la révolution, tout en y participant et en désirant des changements. Ils ont cependant de plus en plus de mal à défendre leur neutralité face à l’éventualité d’un régime confessionnel. Le défi majeur est d’adopter une marche à suivre commune, malgré les divisions chrétiennes, pour parler d’une seule voix et réaffirmer le rôle des communautés chrétiennes dans la société syrienne. Les Chrétiens veulent bâtir des ponts, être médiateurs, représenter la troisième voie : « réunir par le dialogue et légitimer la coexistence ». Le rôle que l’Eglise se fixe est d’autant plus difficile et improbable que les objectifs sont immenses : « faire tomber un homme, Bachar el-Assad, et une idéologie, l’idéologie baassiste. »

Les tensions communautaires entraînées par ce conflit impactent toute la région, à commencer par le voisin libanais. Ce pays est déstabilisé au rythme des conflits régionaux par l’afflux des réfugiés : Palestiniens, Irakiens et aujourd’hui Syriens.  Dans la plaine de la Bekaa, refuge des Syriens, ceux qu’on appelle « les déplacés » vivent dans la peur d’être dénoncer (le Hezbollah contrôlerait Beyrouth), ils sont parmi les plus pauvres et vivent leur exil dans la misère et l’intolérance. Ces réfugiés, qui affluent massivement dans un pays de 4 millions de Libanais « réaniment bien malgré eux le spectre du sectarisme ». D’autant que le souvenir des 15 années de guerre civile, entache toujours les cœurs de la haine et de l’esprit de vengeance.

Dans « un conflits devenu sectaire, où l’on égorge les gens d’après leur religion », les chrétiens agissent par le biais d’organisations humanitaires confessionnelles. L’exemple du docteur Simon Kolanjian, chrétien, de Caritas Liban : « En Syrie, les chrétiens et les musulmans vivent ensemble. Le travail que font les organisations humanitaires chrétiennes comme Caritas et l’ONU montre que les Chrétiens sont amis des Musulmans, et ça où qu’ils soient, au Liban ou en Syrie. C’est la preuve que nous pouvons vivre tous ensemble, sans aucun problème. » Ce médecin part soigner dans les villages de toute confession. Dans le village de Younine (nord Liban), tenu par le Hezbollah, il est l’unique médecin du village, le Hezbollah paie pour ses consultations. Une habitante du village confie à propos du docteur Kolanjian « que l’on soit chrétien ou musulman, l’important pour la qualité de nos relations c’est l’éthique et non la religion. De toute façon nous sommes tous libanais dans un seul pays. Il n’y a pas de différence entre nous, il fait partie de la famille, on sent qu’il est avec nous, ce n’est pas un étranger. » Pourtant le médecin Kolanjian, venait annoncer son départ. Au motif (pudiquement faussé) de vouloir gagner plus d’argent parce qu’il travaille bénévolement, en réalité il part pour sa sécurité, le conflit syrien faisant craindre le pire dans la région.

En Syrie, au cœur du conflit, le patriarche melkite Grégoire III Laham[3], décrit la situation des chrétiens : « peu sont partis de Syrie mais on dénombre 200 000 déplacés à l’intérieur de la Syrie. Ceux qui se sont exilés sont partis au Liban proche, chrétiens, chez des amis ou en famille ». La mission du patriarche qui réside à Damas est de faire entendre la voix de l’Eglise. Il est le signe visible de la présence et de l’action de l’Eglise (cela passe notamment par la construction d’hôpitaux). « C’est en pasteur qu’il informe, pousse au dialogue, et milite en acteur à part entière ». Il dénonce cette révolution transformée en guerre civile par la haine. « On parle de mort et des déplacés mais on ne parle pas de la haine dans les villages ou chrétiens, chiites, sunnites et alaouites vivaient en paix et avaient des projets en communs. » Le patriarche décrit les chrétiens comme indépendants, jouissant d’une liberté de parole et très engagés dans la société. Son appel résonne par son intransigeance : « ce n’est plus le temps du oui ou du non au régime, maintenant nous sommes pour la paix ou la guerre. (…) En France et ailleurs, qu’ils nous écoutent plus nous les pasteurs. Qu’ils voient plus les réalités, et qu’ils travaillent, œuvrent avec nous pour la paix, la réconciliation devant leurs gouvernements. Qu’ils écoutent nos voix, nos rapports et qu’eux disent aux gouvernements : « voilà la réalité qu’il y a en Syrie, écoutez les pasteurs de l’Eglise en Syrie et œuvrez comme eux pour la réconciliation et la paix, et pas d’arme, pas de violence, la paix, la paix, la paix !! »

Agir rapidement et œuvrer pour le dialogue interreligieux voilà une nécessité. Pour l’ONG Relief and Reconciliation for Syria (http://www.reliefandreconciliation.org/index.html), il faut « éviter le pire en conciliant aide pratique et travaux de réconciliation ». Écouter tout le monde, travailler avec des autorités morales locales, unis autour d’une cause commune pour recréer les liens brisés. Malgré tout, pour Friedrich Bokern de l’ONG R&RS, ce « travail de longue haleine fait de rencontres et de discussion » se heurte à la réticence des plus radicaux. « On ne travaille qu’avec ceux qui sont vraiment prêts à s’ouvrir au principe du dialogue ».

Laurent Tessier


[1] http://www.ktotv.com/videos-chretiennes/emissions/nouveautes/documentaire-le-combat-des-chretiens-du-levant/00070748 (« Le combat des Chrétiens du Levant », coproduction KTO / Grand Angle Productions.Réalisé par Marc Watterlot, 2012.)

[2] Depuis l’indépendance syrienne en 1946, le parti Baas (dont Bachar El-Assad est le dernier représentant) est le protecteur des minorités chrétiennes. Le parti Baas a été crée en Syrie en 1947 par le chrétien Michel Aflak fondant l’identité nationale autour d’une langue, l’arabe, et un principe, la laïcité.

[3] Depuis 2000, « Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem des melkites ». L’Eglise grecque-catholique melkite rattachée à Rome au XVIIIème siècle rassemble plus d’1,5 million de fidèles principalement entre le Liban et la Syrie.

Le Traité de l’Elysée, un modèle de réconciliation pour les peuples

Les cérémonies et les évènements culturels organisés dans le cadre du 50ème anniversaire du Traité de l’Elysée ont témoigné, par leurs richesses, de la vivacité et de la profondeur des relations franco-allemandes. Cependant les polémiques (exposition « De l’Allemagne » au Louvre[1]), les phrases nauséabondes (réapparition du terme « germanophobie ») et la quasi indifférence qui ont entachées les festivités nous rappellent les raisons funestes qui ont conduit à cette signature. Le prix Nobel de la Paix remis à l’Union européenne le 10 décembre 2012, et diversement apprécié, souligne pour sa part, que la paix est à l’origine du projet européen. Cette paix est incarnée par un document, le traité de l’Elysée, et une amitié de 50 ans, l’amitié franco-allemande : un exemple de réconciliation, une référence pour le monde ?

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Un symbole de paix et un signe d’espérance dans le monde

L’amitié franco-allemande c’est avant tout des gestes symboliques et un investissement personnel de la part des chefs d’Etat, qui vont d’ailleurs incarner « le couple franco-allemand ». Le 8 juillet 1962, le Chancelier Adenauer et le Président de Gaulle se rendent à la cathédrale de Reims, dévastée lors de la Grande Guerre, pour une messe de réconciliation. Le 22 septembre 1984, Helmut Kohl et François Mitterrand, main dans la main, se recueillent devant l’ossuaire militaire de Douaumont. Lors des cérémonies du 60ème anniversaire du Débarquement en 2004, Gerhard Schröder et Jacques Chirac se donnent l’accolade sur une plage de Normandie, en présence du Cardinal Ratzinger. Enfin, le 11 novembre 2009, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ravivent ensemble la flamme du souvenir sur la tombe du soldat inconnu. Ces gestes d’une haute teneur symbolique rappellent la nécessité de se souvenir. Michel Barnier[2] souligne, par ailleurs, que « les mémoires collectives sont bien souvent divergentes, et vulnérables à toutes les utilisations et manipulations. La réconciliation des peuples passe donc d’abord par une réconciliation de leurs versions de l’histoire. » Dans le cas franco-allemand, cet effort s’est concrétisé par la publication d’un manuel d’histoire franco-allemand (en 3 tomes), qui reste toutefois à promouvoir.

L’ennemi héréditaire devenu partenaire privilégié

Stefan Seidendorf de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg a consacré un ouvrage au modèle de réconciliation franco-allemand : «Relations franco-allemandes comme modèle d’un ordre de paix ?». Tout en décrivant le processus, il tente de démontrer que des éléments sont transposables à d’autres conflits actuels. Il y a tout d’abord la rencontre entre responsables politiques qui est l’occasion de «prendre en compte le point de vue de l’autre, et d’être conscient que derrière la porte, les médias attendent des déclarations. Autrement dit qu’une attente existe, ainsi qu’une certaine pression pour que l’on aboutisse à des compromis et à un accord. » Ces accords se concrétisent par un partenariat approfondi. On pense bien évidemment à la mise en commun de la production de Charbon (CECA) mais aussi à la coopération militaire, avec la création d’une brigade franco-allemande commune en 1988, puis de l’Eurocorps en 1992. Est-ce le début d’une Europe de la Défense ? Dans tous les cas, le partenariat franco-allemand s’inscrit non seulement dans un cadre bilatéral mais aussi dans un cadre régional, autrement dit l’Union européenne. Parce qu’un projet commun transcende les divergences, l’amitié franco-allemande sans perspective européenne ne saurait faire sens, ou du moins en serait fortement restreinte. Inversement, l’Union européenne se nourrit de l’expérience franco-allemande.

Une amitié entre les peuples

La coopération franco-allemande est avant tout une amitié entre deux peuples qui se sont déchirés. L’émotion et les relations personnelles jouent un rôle essentiel. Bruno Joubert, ambassadeur de France près le Saint-Siège, précise que « c’est d’ailleurs un des points très spécifiques du Traité de l’Elysée, que de prévoir aussi un rapprochement des sociétés civiles et pas seulement des institutions. Il s’est créé un réseau d’une densité inégalée d’institutions binationales, d’associations, de jumelages, qui anime, enrichit et développe cette coopération franco-allemande.[3] »

L’une des plus grandes réussites du Traité de l’Elysée est sans nul doute la création emblématique de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (OFAJ)  le 5 juillet 1963. Organisme très actif, il organise chaque année des milliers de rencontres et d’évènements culturels. Depuis sa création, l’OFAJ a permis à environ 8 millions de jeunes Allemands et de jeunes Français de participer à quelque 300 000 programmes d’échange. C’est par ces échanges et les jumelages que Français et Allemands ont appris à se connaître et à dépasser les préjugés. La rencontre personnelle est au cœur des relations, à l’image d’Adenauer et de Gaulle. Elle n’est possible que si un effort constant est porté à l’apprentissage de la langue, seul moyen de percevoir l’essence de la culture de l’autre et, ainsi, de le comprendre. Pour le cardinal Reinhard Marx[4], président de la Commission des Episcopats de la Communauté Européenne (COMECE), « ce sont les rencontres qui font vivre l’amitié franco-allemande, lui permettant ainsi de devenir source d’inspiration pour d’autres peuples en Europe. »

Un modèle de réconciliation pour le monde

Dépasser des rancunes historiques ou des rivalités qui ressurgissent régulièrement, voilà un objectif que nombre de pays doivent s’efforcer d’atteindre.

Le cas franco-algérien

L’Algérie, ancienne colonie française (1830-1962), aujourd’hui indépendante reste étroitement liée à la France : 10 millions de français d’origine algérienne, 6 millions de couples mixtes, une langue et une histoire commune, un partenariat stratégique et économique important. Malgré des intérêts communs qui constituent des « moteurs forts et suffisants » (« Lutte contre le terrorisme, sauvegarde de nos relations commerciales, proximité de nos populations, créations d’un espace euro-méditerranéen»), la France et l’Algérie évolue à distance avec méfiance. Dépasser les préjugés et les stigmatisations est devenu  une priorité et une condition première au dialogue: « les français doivent cesser de considérer les Algériens au travers du prisme de ses propres populations émigrées ». (« On parle plus arabe à Marseille qu’à Alger », me disait un Algérien, défenseur des Droits de l’Homme).

Pourquoi ne pas dupliquer les outils de la réconciliation franco-allemande ? Olivier Breton, directeur de la publication du magazine ParisBerlin, se pose la question et dresse la liste des éléments transposables[5] : « déploiement d’un véritable réseau de jumelages, partenariats universitaires et scientifiques, échanges de diplomates, travail de mémoire commun (rapport à l’histoire déformé et instrumentalisé des deux côtés, nécessaire reconnaissance des tortures et des massacres, soutien aux Harkis), création d’un média partagé, mise en place de passerelles sociales, culturelles équilibrées et respectueuses.

Côte d’Ivoire

Autre transposition proposée, cette fois-ci en Côte d’Ivoire, ravagée par les guerres civiles et fratricides. Dr Aimé Kouassi, professeur d’allemand à l’université Félix Houphouët Boigny de Abidjan Cocody qualifie l’amitié franco-allemande d’ « exemple édifiant de réconciliation entre deux pays ennemis qui ont réussi à surpasser leurs ressentiments d’hier pour défendre leurs intérêts actuels ».

C’est un exemple qui maintient l’espoir face au pessimisme. La réconciliation passe avant tout par la reconnaissance de ses erreurs afin de pouvoir initier un dialogue dans une égalité respectueuse. La volonté et le courage politique jouent ici un rôle décisif. « La réconciliation implique la reconnaissance des fautes commises. C’est alors seulement que le pardon pourra être possible. Si les oppresseurs confessent leurs erreurs, tout est plus simple. La réconciliation ne se décrète pas. Elle découle d’un long processus ».

Les Balkans

Le Traité de Élysée a inauguré une période de pays inédite en Europe, mais une région de l’Europe a échappé à cette impulsion : les Balkans. Un colloque organisé les 24 et 25  octobre 2002 à Skopje, en Macédoine, a réuni des experts allemands, macédoniens et français, qui ont travaillé sur les apports possibles du modèle de l’amitié franco-allemande à la réconciliation des États balkaniques[6].

Certes la configuration complexe des Balkans, mosaïque de peuples et de cultures, rend difficile une transposition simple du modèle de réconciliation franco-allemand, mais celui-ci reste une « excellente illustration, à partir de laquelle la Macédoine et les autres pays des Balkans doivent pouvoir élaborer des solutions ».

Aveux et pardon, dialogue et compromis (accord d’Ohrid), alignement des analyses sur les conflits passés par la création d’un manuel d’histoire, tout cela permet de construire des ponts entre les peuples autrefois ennemis « pour développer la confiance et l’amitié ». Un élément reste décisif : l’impulsion donné par la société toute entière par des jumelages, des rencontres sportives, artistiques ou professionnelles. Favoriser la rencontre permet de se connaître et de se comprendre  tout en préservant les cultures et renforçant les valeurs communes. C’est là le défi majeur que les Balkans doivent relever s’ils veulent intégrer le projet de paix européen.

Dans leur déclaration commune[7] à l’occasion du 50ème anniversaire du Traité de Élysée, les évêques allemands et français ont salué l’exemple du modèle de réconciliation franco-allemand, mais en se replaçant dans le contexte des festivités ils ont tenu à rappeler l’effort constant qu’exige un tel projet.  « Depuis, l’Union européenne a apporté à ses peuples la paix et la prospérité. Mais avec la crise économique, nous voyons réapparaître le mépris et la méfiance entre les peuples européens, le rejet de l’étranger, le refus de la solidarité. L’économie mondialisée et le brassage culturel et religieux font naître d’autres ennemis. Un peu partout en Europe, des mouvement populistes fleurissent et prônent le repli sur soi. » L’esprit du Traité de 1963 doit être continuellement revitalisé afin de ne pas abandonner et défaire ce qui a été fait. Enfin, comme le rappelle Michel Barnier « la réconciliation franco-allemande n’a pas vocation à être un modèle. En revanche, elle peut être une source d’enseignement pour d’autres dans le monde. Mais elle ne gardera ce rôle qu’à une condition : sa capacité à être tournée vers le futur et à se réinventer sans cesse. »

Outil diplomatique commun, union économique, défense commune, stratégie industrielle… Des thèmes inépuisables et de riches négociations en perspective !

Laurent TESSIER


[2] Intervention de  Michel BARNIER,  membre de la Commission européenne, chargé du Marché intérieur et des Services : « Cinquante ans d’amitié franco-allemande au service de l’Union européenne: l’Union européenne, un modèle pour d’autres réconciliations », Université Pontificale Grégorienne, Rome, le 7 février 2013

[3] Table ronde : « Les fruits de la réconciliation : l’amitié entre les deux pays est une condition nécessaire pour la paix en Europe ». Entretien avec les ambassadeurs de France et d’Allemagne à l’occasion du cinquantième anniversaire du Traité de l’Elysée, 17 janvier 2013, à l’ « Osservatore Romano ».

[5] C.f. article : BRETON, Olivier. Alger rêve le franco-allemand In ParisBerlin, mai 2013 n°87. P 48-52)

[7] Déclaration commune des Conférences épiscopales française et allemande à l’occasion de l’anniversaire de la signature du Traité de coopération franco-allemande (Traité de l’Elysée – 22 janvier 1963), daté du 18 janvier 2013.

50 ans après… un nouveau « Traité de l’Élysée » à Munich

Charles de Gaulle et Konrad Adenauer acclamés à Bonn en septembre 1962 (Tous droits réservés)

Charles de Gaulle et Konrad Adenauer acclamés à Bonn en septembre 1962 (Tous droits réservés)

Du 21 au 23 juin 2013, une cinquantaine de jeunes Français et Allemands se sont rencontrés pour travailler et débattre sur l’avenir de la coopération et l’amitié franco-allemande. L’objectif ambitieux était d’aboutir à un Traité de Élysée 2.0 par le biais de simulation de négociation. Ce projet « Elysée 2.0- Vertag(en) leicht gemacht » sélectionné par l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (OFAJ) dans le cadre du 50ème anniversaire du Traité de Élysée, a été remarquablement organisé par les « Jeunes Européens d’Eichstätt » (Katholische Universität Eichstätt-Ingolstadt, Bavière) avec le soutien de la Commission Européenne, de la Chancellerie et du Landtag de Bavière, du Centre de coopération universitaire franco-bavarois, et de BMW.

Lors de la cérémonie d’ouverture, Michel Anfrol, président des Amis de la Fondation Charles de Gaulle, journaliste et ancien présentateur du JT à l’ORTF, a resitué, par le biais d’anecdotes et de témoignages émouvants, le contexte historique du Traité de Élysée. En Allemagne, comme d’ailleurs en Italie, le Général de Gaulle était qualifié d’ « apprenti dictateur », cette mauvaise réputation était également partagée dans les milieux étudiants allemands. En France, le souvenir de la guerre récente était marqué par les rancœurs et la méfiance vis-à-vis des Allemands. Ainsi lors de la visite privée de Konrad Adenauer, le 14 septembre 1958 à Colombey-les-Deux-Eglises (arrivé avec plus d’une heure de retard pour la bonne raison que le convoi s’était rendu dans une autre ville du nom de Colombey-les-Belles), la cuisinière du Général avait refusé de serrer la main du Chancelier allemand. En Allemagne, la visite du Général de Gaulle, le 4 septembre 1962 à Bonn (alors capitale de la RFA), a failli passer inaperçue tout le monde ne parlant que de l’attentat du Petit-Clamart survenu le 22 août 1962. Mais c’était sans compter l’accueil réservé par la ville de Bonn entièrement pavoisée bleu-blanc-rouge. A cette occasion, le Général de Gaulle a rendu visite aux ouvriers des usines Thyssen, là même où fut produit l’armement allemand durant la guerre. En s’adressant en Allemand (langue qu’il avait appris dans sa jeunesse), il a rendu hommage à l’excellence de l’industrie allemande ce qui a suscité l’admiration des ouvriers qui l’ont porté en triomphe jusqu’à la gare. A partir de ce moment, des deux côtés du Rhin, rapprochés[1], on se montrait enfin disposé à se lancer sur le long et sinueux chemin de l’amitié. Le « Traité entre la République fédérale d’Allemagne et la République française sur la collaboration franco-allemande » signé le 22 janvier 1963, devenu par la suite « Traité de Élysée », ne devait être que le prélude d’une réconciliation (à l’époque on ne l’imaginait pas comme cela) qui, 50 ans plus tard, au prix d’effort et d’épreuves, ne cesse de se construire.

Le Consul général de France en Bavière, M. Emmanuel Cohet, a quant à lui souligné la dimension sentimentale, encore très forte aujourd’hui, qui est à la base de tout lien d’amitié mais en particulier de celui qui unit le peuple allemand et le peuple français. « L’émotion joue un rôle très important au-delà des aspects institutionnels ». L’émotion est toujours là, elle se lit dans les témoignages et sur les visages des anciens comme des plus jeunes. Ce fut le cas récemment lors du succès populaire de l’exposition « De Gaulle- Adenauer : les bâtisseurs de l’amitié franco-allemande » qui s’est tenue sur l’Odeonplatz à Munich du 6 au 16 avril 2013 (plus de 17 000 visiteurs). Sur cette base émotionnelle essentielle, aujourd’hui, et comme à l’origine, les relations franco-allemandes sont fortifiés par de nombreux jumelages entre villes et un partenariat économique et commercial[2] essentiel.

Les récentes tensions dans le couple franco-allemand, provoquées par la crise économique en Europe (et il est vrai attisées par quelques politiques français), nous pousse à regarder l’extraordinaire chemin parcouru depuis 50 ans, mais cela nous fait aussi prendre conscience que l’effort de coopération et de compréhension doit être continu. Cela passe avant tout par une attention particulière portée à l’apprentissage de la langue, essentiel pour la connaissance de la culture et de l’altérité. Peut-être serait-il aussi venu le moment d’écrire, en commun, une histoire commune multiséculaire, et surtout de la promouvoir au moment où l’enseignement de l’histoire en France « se cherche »[3]. L’histoire de la France et de l’Allemagne est aussi l’histoire de l’Europe, sans replacer la perspective et la coopération franco-allemande au cœur du projet européen, rien ne saurait faire sens. On sait de plus, ô combien le sentiment européen reste aujourd’hui insaisissable ou volatile. Michel Anfrol a d’ailleurs souligner à ce sujet un glissement opéré ces dernières années, révélateur d’un faible sentiment européen : la « préférence européenne » qui prévalait jusqu’à la fin des années 90 a cédé la place à une préférence pour le commerce international (par l’ouverture aux BRIC notamment).

C’est dans cet esprit d’amitié, rafraîchi par les interventions de la cérémonie d’ouverture, que se sont déroulées les simulations de négociations au sein des 3 comités : Affaires étrangères/Défense, Écologie/Énergies, Économie/Travail. Une ligne commune finale a pu être établie et un nouveau traité approuvé[4]. Grâce à des « Position Papers » remarquablement préparés et l’investissement personnel et fort de chacun, ces 3 jours de négociations ont permis à tous de se rendre compte des difficultés et des efforts de compréhension ainsi que de compromis (voire de compromission) qu’il est nécessaire d’intégrer pour aboutir à quelque chose. Ce genre d’initiative salutaire, soutenue par des partenaires importants, permet de se former et de donner la parole aux jeunes générations et à ceux qui seront appelés à agir en politique. Espérons seulement qu’il ne faille pas attendre le 60ème anniversaire du Traité de l’Elysée pour qu’une telle expérience se renouvelle !

Laurent Tessier

(fier participant!)


[1] Michel Anfrol a tenu a rappelé le rôle personnel et essentiel qu’a joué, à l’époque, le conseiller diplomatique du Général de Gaulle, Pierre Maillard, aujourd’hui « ambassadeur de France » (97 ans). C’est lui qui fit répéter au Général ses discours en Allemand. Il fut l’interprète lors des rencontres du Général et du Chancelier et il a notamment œuvré pour la rédaction du Traité de l’Elysée.

[2] L’Allemagne et le premier client et le premier fournisseur de la France. La France est le premier client et le troisième fournisseur de l’Allemagne. Pour la Bavière on ne dénombre pas moins de 400 jumelages avec des villes françaises.

[3] L’écriture commune de l’Histoire est un des éléments clé du processus de réconciliation. Les exemples franco- algérien et libanais, dont l’Histoire récente reste à écrire, montrent combien cette étape est essentielle pour établir un espace confiant et apaisé entre les Etats ou au sein de la société.

Une vraie politique étrangère pour un meilleur dialogue interreligieux !

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« Depuis la chute du Mur… ». Tous les cours d’introduction à la géopolitique commencent par ce fameux 9 novembre 1989, le jour où un mur est tombé bouleversant la dichotomie Est-Ouest. Depuis plus de 20 ans, le mur ne cesse tombé… et ensuite ? Quelle vision du monde en est sortie ? Les schémas se succèdent, les experts avancent et hésitent. Qu’en est-il des Etats-Unis « gendarme du monde » ? Qu’en est-il des pays émergents ? Nord-Sud, Est-Ouest… La Mondialisation avez-vous dit ? La chute du rideau de fer a brisé un schéma « confortable », sinon mis en lumière une complexité du monde qui ne date pas d’hier. Sans aucune vision claire du monde (en est-il seulement possible ?), les politiques étrangères des Etats sont vulnérables et victimes des contingences de l’Histoire. Elles avancent à tâtons dans un monde toujours plus complexe. Comment ne pas souligner, encore une fois, l’échec des politiques étrangères occidentales face à l’ « inattendu » Printemps arabe. Certes on ne peut tout prévoir, mais force est de constater que, non seulement la lecture de ce qui est véritablement un « évènement » reste péniblement insatisfaisante, mais aussi que l’implication (sous n’importe quelle forme que ce soit), ne serait-ce de la France et de l’Europe, est aujourd’hui déraisonnable.

Dans un article de La Croix (10 juin 2013), Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, ose poser cette question : « La France a-t-elle une politique étrangère ? ». « Nous sommes dans une monde total et inclusif et orientons notre diplomatie vers l’exclusion de tous ceux, nombreux, qu’à tort ou à raison, nous n’aimons pas. Nous construisons notre diplomatie sur une vocation obsessionnelle de juge suprême et de redresseur de torts, en oubliant que le premier de ceux-ci est de ne pas reconnaître l’autre… (…) Pourtant une analyse attentive du monde tel qu’il est montre l’urgence de la construction de nouveaux principes. (…) Elle a conféré à de nouvelles puissances des capacités diplomatiques décisives capables de nous offrir des partenariats précieux. » L’ouverture à l’autre, à ceux qui pèsent sur le monde, mais qui jusqu’alors n’ont pas voix au chapitre : les nouveaux acteurs comme les ONG et de manière générale les acteurs locaux qui, dans la configuration des conflits contemporains essentiellement intra-étatique, jouent un rôle central. Comment insérer des acteurs locaux dans le concert étatique de la diplomatie ? Un principe complexe, une démarche simple : une politique de la rencontre et du dialogue.

Parmi les différents dialogues possibles, il en est un qui est essentiel parce qu’il touche le cœur de la personne, c’est le dialogue interreligieux qui est aussi dialogue entre cultures.  Les obstacles sont nombreux mais la promesse est belle. Le 10 juin 2013, le cardinal Tauran, Président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, rappelait avec amertume et force les tensions et les ambiguïtés qui minent le dialogue entre chrétiens et musulmans. « Il y a des sujets, comme les conversions, sur lesquels on  ne peut pas traiter avec nos partenaires[1] ». Pour le P. Jean-Jacques Pérennès de l’Institut dominicain d’études orientales (Caire), «si les chrétiens commencent par discuter des questions religieuses avec les musulmans, très vite les sensibilités sont exacerbées et on aboutit à des désaccords. Alors que sur le plan culturel, le patrimoine commun est considérable.[2]»

Nombreuses sont les critiques portées contre une pratique du dialogue jugée, par les différentes parties prenantes, comme manquant parfois d’honnêteté. C’est dans la réponse à cette critique qu’il faut aborder les différents niveaux de dialogue : l’international et le local. A l’international, le dialogue a lieu entre des représentants institutionnels et religieux dans le cadre d’organisations internationales où les questions de politiques orientent les intérêts de chacun. En dépit des critiques portant réciproquement sur l’honnêteté de telle ou telle partie prenante au dialogue, l’importance est la permanence du contact qui est un signe positif envoyé aux acteurs locaux d’un dialogue «quotidien». Et c’est donc au niveau local, au plus proche des réalités concrètes de la vie, que le dialogue s’opère véritablement. C’est dans ce sens que le pape Benoit XVI a défini le dialogue interreligieux, un dialogue d’éthique et de proximité : « Dans la situation actuelle de l’humanité, le dialogue des religions est une condition nécessaire pour la paix dans le monde, et il est par conséquent un devoir pour les chrétiens comme aussi pour les autres communautés religieuses. Ce dialogue des religions a différentes dimensions. Avant tout, il sera simplement un dialogue de la vie, un dialogue du partage pratique. On n’y parlera pas des grands thèmes de la foi – si Dieu est trinitaire ou comment il faut comprendre l’inspiration des Saintes Écritures etc. Il s’agit des problèmes concrets de la cohabitation et de la responsabilité commune pour la société, pour l’État, pour l’humanité. En cela, on doit apprendre à accepter l’autre dans sa diversité d’être et de pensée.[3]  »

Le dialogue interreligieux a pour objectif une harmonisation et une compréhension mutuelle renforcée dans l’espoir d’une cohabitation pacifiée. C’est un outil de médiation, agissant depuis la base locale jusqu’aux représentations internationales, auquel on recourt pour résoudre les violences intercommunautaires et les conflits de plus grandes ampleurs. Encore une fois, le local occupe une place centrale dans le processus de pacification. « Pour enrichir et rendre effectif les projets de paix universelle, il conviendrait certainement d’y ajouter des projets de paix locale. La paix locale est une contribution obligatoire pour arriver à la paix universelle. Nous savons que l’homme est un être social fait pour vivre en communauté. Et, c’est d’abord dans la communauté qui est une petite société, que nous devons trouver des modèles ou des enseignements pour vivre en paix[4]. »

Laurent Tessier


[2] « Soixante ans de dialogue avec le monde musulman », La Croix du 7 juin 2013.

[3] Discours du pape Benoit XVI à l’occasion de la présentation des vœux de Noël de la curie romaine, salle Clémentine, vendredi 21 décembre 2012

L’Edit de Milan : un antique modèle de gestion de la diversité culturelle ?

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L’arc de Constantin à Rome, construit en 315, il commémore la victoire du Pont Milvius.

 Il y a 1700 ans, le 13 juin 313, les empereurs romains Constantin et Licinius permettaient à chaque sujet de l’Empire romain, « aux chrétiens et à toutes sortes de personnes de suivre telle religion qui leur plaira, afin que la Divinité qui préside dans le ciel, soit à jamais propice et à nous, et à nos sujets… ».

Il y a déjà 17 siècles, la question de la liberté religieuse était au centre de nombres d’enjeux… Le parallèle historique est toujours délicat, souvent bancal, mais jamais impertinent. Aujourd’hui, à l’heure où les rapports sur le respect des Droits de l’Homme pleuvent et les nouvelles atroces de persécutions religieuses abondent, les occasions ne manquent pas pour invoquer la liberté religieuse et la liberté de conscience. Ce « concept » aujourd’hui tellement usité semble n’émouvoir que ceux touchés par les restrictions et les persécutions, et qui mettent, en lui, leurs espérances.

L’Edit de Milan ou l’échec des persécutions

En 303-304, l’empereur Dioclétien lance une violente persécution pour assurer l’unité de l’empire… Déjà, le parallèle est tissé entre unité du peuple et stabilité de l’empire. L’Empire romain avait alors atteint une dimension considérable, autour de la méditerranée, la « Mare Nostrum ». Dans un contexte de crise profonde et complexe, la gestion de la réalité pluriculturelle de l’empire, déjà très difficile, s’est finalement soldée sur un échec. Pour Bruno Dumézil, l’Edit de Milan, bien que signé à la suite de la fameuse victoire de Constantin au Pont Milvius sur son adversaire Maxence, « vient surtout confirmer un édit précédent promulgué deux plus tôt par Galère et qui donnait la liberté de culte aux chrétiens après la grande persécution de Dioclétien[1]. » Galère avait tiré les conséquences de l’échec des persécutions : au lieu d’éradiquer les chrétiens, les persécutions les couronnaient du martyre (par là ils témoignaient de la force de leurs convictions et de leur foi) leur faisant gagner toujours plus de sympathie parmi population.

En optant pour l’apaisement et la tolérance, l’empereur Constantin signifiait ce que Charles Pietri, spécialiste du christianisme antique, résume de la manière suivante : « la paix religieuse détermine la paix civile aussi sûrement que la persécution entraînait la guerre intérieure ». Ainsi fut formulé, pour la première fois, un des grands principes sur lequel s’appuient les Droits de l’Homme.

Quelques années plus tard, l’intervention directe de Constantin lors du concile de Nicée (325), reprenant les prérogatives de l’empereur Grand Pontife, maître de la religion, relativise cette tolérance institutionnalisée par le souci de définir une vérité. Par la suite on n’a cessé de s’éloigner de cette idée de tolérance jusqu’à effectuer un retournement de situation lorsqu’en 392 l’empereur Théodose 1er impose le christianisme comme religion officielle et lance des persécutions contre le paganisme.

L’actualité d’un texte antique

Le patriarche œcuménique de Constantinople Bartholomée Ier[2], a publié le 19 mai 2013 une encyclique[3] à l’occasion des 1700 ans de l’Edit de Milan. Tout en soulignant les persécutions actuelles, les ravages du fanatisme et le fondamentalisme religieux, il a souligné la modernité d’un texte dont l’écho audacieux a parcouru l’Histoire  : « pour la première fois, les principes susmentionnés sont consacrés : le respect de la tolérance, la liberté d’exprimer la conscience religieuse – valeurs de la vie humaine – et tout ceci a constitué le fondement de la législation contemporaine en vigueur et des dispositions prévues dans les diverses déclarations d’organisations internationales et d’entités étatiques. »

L’Edit de Milan est aujourd’hui encore un modèle irréalisé qui dessine les contours d’un Etat idéal : L’Etat laïque, un Etat qui reconnait l’essence humaine de la liberté. C’est un Etat qui n’est pas indifférent, qui ne rejette, ni ne restreint le religieux et la conscience à un sentiment individuel limité à la sphère privée. La liberté de religion et de conscience, qui vont de pair, est un droit fondé sur la nature même de l’homme (un droit fondamental ou naturel) : un être rationnel en quête de sens. Sur cette liberté repose en partie l’équilibre de la société. L’enjeu est aussi la prise de distance par l’Etat sur la subjectivité de ses « administrés » : l’Etat assure un espace de liberté, stimulant et bénéfique, tout en reconnaissant sa propre limite d’action en ce qui concerne la personne humaine, c’est le sens même de la laïcité.

Laurent Tessier


[1] La Croix, « L’Edit de Milan », par Nicolas Senèze, samedi 8 juin, dimanche 9 juin 2013.

[2] Les 15 et 16 mai 2013, à l’occasion des 1700 de l’Edit de Milan, Bartholomée Ier s’est rendu à Milan où il a rencontré l’archevêque Mgr Angelo Scola. Les réflexions de cette rencontre ont porté sur « la signification – dans les sociétés contemporaines plurales et métissées – du thème de la liberté religieuse »

Le drone ou le chant du cygne des armées?

Vol inaugural du Neuron, le 1er décembre 2012 (Crédit: Dassault Aviations/ M. Brunet)

Vol inaugural du Neuron, le 1er décembre 2012 (Crédit: Dassault Aviations/ M. Brunet)

C’est l’histoire d’une lettre adressée par des représentants du pouvoir religieux au président de la république… une histoire qui ferait bien sourire au pays de Don Camillo et de Peppone mais c’est sans préciser que cette lettre a été écrite le 17 mai dernier par la Conférence des évêques catholiques des États-Unis[1] (USCCB) à destination de l’administration Obama[2] sur un sujet aussi grave que la stratégie militaire… Mélange des genres, sacrilège, élan pacifiste…? Excusez cette réaction… pour le moins très française.  La situation est rarissime et mérite que l’on s’y arrête un moment… ou plus !

Fidèle à son rôle d’ «empêcheur de tourner en rond » l’Eglise catholique qui est aux Etats-Unis demande au président Obama rien de moins qu’un débat public sur l’extension les critères de frappe des drones ainsi que les implications morales de leur utilisation. Les reproches sont musclés : « L’administration américaine semble avoir étendu les critères de frappe des drones et avoir classé comme combattants tous les individus masculins d’un certain âge, poursuit-il. Est-ce que ce genre de politique est défendable ? Il semble qu’elle viole les lois de la guerre, le droit international, les droits humains, et transgresse la morale »

La stratégie américaine a fait du drone le mode d’attaque de demain. Censées viser des cibles de manière hautement sélective (notamment dans la traque antiterroriste), ces véritables armes volantes sont mobilisées pour intervenir sur des terrains difficile d’accès, y compris dans des zones civiles. Malgré leur précision, l’aspect chirurgical et quasiment « aseptisé », les dommages collatéraux, physiques ou psychologiques, peuvent être importants sur la population civile. L’épiscopat américain met en garde contre l’éventualité d’un effet pervers et contre-productif des drones : « Une politique injuste et des pertes civiles importantes dues à l’utilisation des drones sont susceptibles d’exacerber le sentiment antiaméricain, encourage le recrutement d’extrémistes, et sape la collaboration internationale, nécessaire pour combattre le terrorisme ». Pour les évêques la lutte antiterroriste passe par des moyens humains (la paix est affaire d’humanité), une attention particulière au terreau du terrorisme, c’est-à dire les « injustices latentes », et par-dessus tout, par « une politique plus compréhensive, plus morale et plus efficace pour résister au terrorisme ».

Cette remise en question, venant de l’Eglise et donc de la sphère non-militaire, fait réapparaître une donnée essentielle pour les armées : le lien vital entre la nation et la défense. Les armées sont la force d’un Etat mais elles ne sont pas pour autant des pions que l’on avance sur un échiquier qui n’appartiendrait qu’aux chefs d’Etats. L’armée est faite d’hommes et de femmes citoyens qui, à ce titre, se sont engagés à servir leur pays parfois jusqu’au sacrifice. Une stratégie militaire qui néglige cet aspect met à mal le lien de confiance, essentiel à la réussite d’une opération, entre les populations et le militaire sur  le sol national comme en OPEX.

Laurent Tessier

Dans l’attente d’un débat, je dédie cet article à mon cher collègue spécialiste des armes en tout genre.


[1] Le principale signataire de cette lettre est Mgr Richard E. Path, Président de la commission internationale Justice et Paix de la Conférence des évêques américains.  Plus d’information sur : http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_pro_20011004_fr.html

« Un djihad de troisième génération, à bas coût »

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Meurtre d’un militaire en pleine rue à Londres (22 mai 2013), attentats de Boston (15 avril 2013) et tuerie de Toulouse (mars 2012)… Ces attaques terroristes récentes témoignent manifestement d’un nouveau mode d’opération. Certains spécialistes avancent la thèse d’un nouveau type de terrorisme. Contrairement aux attentats du World Trade Center (2001), de Madrid (2004) et de Londres (2007), les attaques de cette nouvelle décennie ont « pour point commun d’avoir été commis par des individus isolés, a priori non rattachés à des organisations islamistes au moment de leurs actes. »

 « Un djihad de troisième génération »

Gilles Kepel interprète ce phénomène comme une réponse à « l’appel à la résistance islamique mondiale » de Abou Moussab al-Souri*, visant principalement, les militaires et les juifs dans les pays occidentaux, « la force occupante en terre d’Islam ». Même si son nom reste peu connu, ses idées se sont répandues. Ce qui frappant est « le retentissement incommensurable avec les misérables moyens mis en œuvre ». Dans le cas du meurtre de Londres, un couteau, un hachoir et la caméra d’un passant ont suffi pour faire un maximum de pub. Le mode opératoire, particulièrement barbare serait lui aussi significatif : celui qui est visé, « le passant », est animalisé par les coups de hachoirs (« instrument de boucherie ») qui lui sont portés, « ce qui suscite la terreur chez l’adversaire ». L’acte  terroriste prend ici tout son sens. Selon Kepel, le but de ces attaques serait particulièrement pervers : en provoquant les autorités et en les poussant à adopter des lois répressives et liberticides, ces terroristes cherchent de nouvelles recrues pour le djihad parmi les populations musulmanes qui se sentiraient ainsi agressées par les Etats.

 Une traque antiterroriste adaptée

L’isolement de ces individus complique sérieusement la traque antiterroriste. Pour le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, à défaut de ne pouvoir surveiller tout le monde, il faut « être très vigilant sur les signes de basse intensité ». Cela passe aussi par un renforcement de la « cybertraque », internet étant souvent le lieu de radicalisation de ces individus, et une meilleure communication entre les différentes cellules antiterroristes internationales. D’autres experts comme Gilles Képel, mettent en avant la « mobilisation de ceux qui sont [les] premières victimes intellectuelles, c’est-à-dire la majorité de nos concitoyens ». L’enquête sur le cas de Mohammed Merah, par exemple, a démontré que son entourage avait pris conscience des signes de radicalisation. La dénonciation au sein de la famille ou de la communauté reste cependant une affaire sensible.

L’Echec des politiques d’intégration

Ces actes ne peuvent être imputés à l’Islam. Le parcours de ces individus démontre que la religion a servi de refuge et de réconfort alors que leur situation familiale et personnelle déchirée et déracinée, augmentait leur sentiment d’exclusion. De plus, souvent issus de l’immigration, au premier ou second degré, leurs rapports à la société d’accueil sont dominés par la méfiance ou le rejet. C’est en s’appuyant sur la solidarité entre « désintégrés » et le rejet d’une « société impie », que s’opère un basculement, et que se forment des groupes s’enfermant dans une logique fantasmée de rédemption de l’humanité. Cette solidarité prend souvent forme de cybercommunautés augmentant ainsi le caractère « déconnecté » du phénomène. On peut certes s’interroger sur le désir propre d’intégration de ces individus mais aussi sur l’ « efficacité » réelle et la volonté sincère des gouvernements. La situation est urgente, toute l’attention doit être portée sur les banlieues, premier lieu de résidence des personnes issues de l’immigration. Souvent délaissées, elles sont devenues, pour certaines, des lieux de ghettoïsation. Les récentes journées de violence dans les banlieues suédoises questionnent, elles aussi, un modèle social jusque récemment épargné par les problèmes d’immigration. L’intégration, et de manière plus générale le rétablissement de l’esprit du  « contrat social », sont un des grands enjeux sociaux actuels.

*Arrêté au Pakistan en 2005, Abou Moussab al-Souri est passé entre les mains des Américains puis  a été emprisonné en Syrie. Al-Assad le libère en 2011. Toujours selon Gilles Kepel, sa libération et son retour à Alep, sa ville natale, peut être interprétée comme une tactique du régime syrien afin de faire passer la rébellion pour un soulèvement djihadiste. De cette manière, aucun gouvernement ne prendrait le risque de soutenir le mouvement de résistance.

Laurent Tessier