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Sommes-nous entrés dans l’ère du « tout diplomatique » ? La Russie, droite dans ses bottes comme elle l’a été jusque-là dans le conflit syrien, crée la surprise en offrant une porte de sortie, certes fragile mais totalement inattendue, et reprend la main dans une situation de tension extrême entre les grandes puissances. De son côté le Saint-Siège entreprend une réforme « dans sa manière d’être » plutôt prometteuse avec des nominations de « diplomates » à la tête de la curie. Enfin, l’Iran et l’ « Occident » s’ouvrent à la diplomatie après plus de 30 années de quasi mutisme. Une Russie, un Saint-Siège et un Iran qui prennent en main l’initiative diplomatique… voilà qui devrait poser bien des équations complexes au MAEE qui brille depuis déjà quelques temps par sa constance (certes mais…) dans une politique du Moyen-Orient à la fois incohérente et « audacieuse » (si tant il est audacieux d’être irresponsable). Jugez par vous-même la nomination mûrement réfléchies de diplomates spécialistes du Moyen-Orient en Amérique du Sud, au moment même où l’on a besoin de leur si rare expertise…[1]
Qu’est-ce que la diplomatie ? De l’habilité dans les affaires ? Un esprit de convenance ? Tournons-nous vers un talentueux personnage qui a tant et si bien de fois su retourner sa veste du bon côté, Mr de Talleyrand (1754-1838). Fidèle à un esprit toujours aussi bien acéré, l’illustrissime définissait la diplomatie comme « la forme la plus acceptable de l’hypocrisie ». Même si cette formule lapidaire ne définit pas toutes les subtilités du domaine, elle en esquisse principalement deux : la recherche du compromis (« acceptable ») et… l’imagination et la créativité (deux qualités essentielles pour exceller dans l’art de l’ « hypocrisie »).
Une recherche « obsessionnelle » et imaginative du compromis
Ecoutons maintenant un diplomate français qui restera dans l’histoire comme celui qui au nom de la France a dit « non » à une intervention militaire en Irak en 2003. Pour l’ancien Premier ministre et ministre des Affaires Etrangères (2002-2004) Dominique de Villepin, la diplomatie c’est assumer sa responsabilité morale, politique et humanitaire[2]. Après l’erreur de la « ligne rouge » d’Obama et l’abandon de l’option militaire en Syrie, la diplomatie doit apporter sa réponse, une réponse d’ordre « humanitaire, pénale et politique ». La difficulté première est de comprendre que nous sommes à un moment charnière ou les équilibres du monde sont en train d’être renversés (« dans 10, 20 ans Les Etats-Unis ne seront plus la plus grande puissance mondiale »)… Les grandes puissances ne peuvent agir comme ils l’ont fait depuis toujours en utilisant l’argument de puissance et donc en imposant leurs vues et leurs stratégies. « Il ne faut pas séparer la légitimité de la légalité » – même si les Nations Unies fonctionnent mal.
Ce qui compte c’est la détermination. En évoquant le retard du président Obama à un diner sur la Syrie lors du G20 de Saint-Pétersbourg, De Villepin fustige une attitude allant à l’encontre de l’esprit de négociation qui dévoile une « diplomatie mondiale molle ». La diplomatie est « quelque chose qui doit devenir obsessionnelle[3], c’est une énergie de tous les instants, il faut être capable faire bouger les lignes. Et aujourd’hui cette diplomatie elle est fataliste, elle est suiviste. Il faut aller chercher la négociation (…) pour montrer qu’il y a un chemin possible. (…). On a tellement le sentiment que la militarisation des esprits fait que dans le fond c’est tellement plus facile de faire la guerre. (…) Le raccourci militaire est enfantin. »
Qu’est-ce que chercher la négociation ? C’est être inventif et imaginatif dans son effort diplomatique. « Il faut que la diplomatie revienne à son essence c’est-à-dire la Realpolitik (« calcule des forces et de l’intérêt national »), il faut renverser la table, ça veut dire regarder avec des yeux neufs, c’est-à-dire s’imprégner de l’histoire. » Nous, européens, avons un passé plus ou moins « digéré », puisons dans notre histoire les enseignements de nos erreurs et de nos succès pour « concevoir » l’avenir avec dynamisme.
Un engagement entre raison et force au service de la vie
Enfin, la diplomatie n’est pas seulement un passe-temps, c’est un engagement qui peut parfois coûter. La gravité de cet engagement est très présente chez Albert Camus (1913-1962). « Je me révolte, donc nous sommes », dans la révolte l’Homme trouve un sens, une issue, à l’absurdité de sa condition. L’œuvre de Camus, sujet à de nombreuses polémiques, revêt aujourd’hui, un siècle après sa naissance, une dimension toute éclairante.
La diplomatie serait une vocation, un engagement. Les « Lettres à un ami allemand »[4] écrites en pleine guerre mondiale, cernent avec acuité intense ce que peut représenter l’idéal diplomatique. Ces lettres sont un hymne à la liberté, celle des « Européens libres » face aux « nazis », un hommage à son pays, et « un document de la lutte contre la violence ».
« Je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur, fût-celle du sang et du mensonge. C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre. » La diplomatie emprunte la voie de la légalité et de la légitimité. La passion et les grandes valeurs affleurent mais c’est la raison qui doit avoir le dernier mot.
Cette raison, c’est celle de Pascal (1623-1662) : « deux infinis, milieu ». Se situer avec raison, « au milieu », entre la barbarie de la guerre et l’angélisme de l’idée de « civilisation ». « Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu quand on s’y prépare depuis toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée. (…) C’est beaucoup que de se battre en méprisant la guerre, d’accepter de tout perdre en gardant le goût du bonheur, de courir à la destruction avec l’idée d’une civilisation supérieure. ».
Choisir entre ces deux « infinis » ce n’est pas opter pour le pacifisme. La paix est certes « médiateur » mais la diplomatie ne se confond pas avec le pacifisme. C’est un compromis parfois déchirant. « Nous avons eu à vaincre notre goût de l’homme, l’image que nous nous faisions d’un destin pacifique, cette conviction profonde où nous étions qu’aucune victoire ne paie, alors que toute mutilation de l’homme est sans retour. »
De quel compromis parle-t-on ici exactement ? C’est le compromis entre la raison et la force : « L’esprit uni à l’épée est le vainqueur éternel de l’épée tirée pour elle-même ».
Ce n’est pas chose aisée que de trouver un compromis ! La diplomatie comme « engagement » prend ici tout son sens. Négocier, trouver un compromis nécessite raison, patience, et persévérance. Le prix en est parfois lourd lorsque l’on se trouve au cœur d’un conflit meurtrier, comme c’est le cas de Camus. « C’est le détour que le scrupule de vérité fait faire à l’intelligence, le scrupule d’amitié au cœur. C’est le détour qui a sauvegardé la justice, mis la vérité du côté de ceux qui s’interrogeaient. Et sans doute, nous l’avons payé très cher. » La diplomatie est un effort continu et exigeant qui tend vers la vérité au risque de blâme et de morts… « ce long cheminement qui nous a fait trouver nos raisons, à cette souffrance dont nous avons senti l’injustice et tiré la leçon ».
Mais quel est donc le moteur de la diplomatie ? Pourquoi, au nom de quoi, s’efforcer ? Pour éviter de sombrer dans un certain « romantisme » ou angélisme, j’opterai pour une réponse lapidaire : le moteur de l’engagement diplomatique c’est l’homme, c’est la vie. Un diplomate se doit d’être un « humaniste » en action, placer l’homme au centre. L’homme est un « corps de nuances », la diplomatie doit donc être une recherche de nuances, d’harmonisation et (et oui encore !) de compromis (qui n’est pas « compromission »). « Nous luttons justement pour des nuances mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même. Nous luttons pour cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l’énergie de la violence, la force de la cruauté, pour cette plus faible nuance encore qui sépare le faux du vrai et l’homme. »
Enfin, me serait-il permis de faire de ces mots de Camus la devise du master Conflictualité et Médiation de l’UCO :
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Laurent TESSIER
[2] Emission « Ce soir ou jamais », 6 septembre 2013, « Intervenir ou pas en Syrie : dilemme ».
[3] Pour mieux saisir ce que veut dire ici Mr De Villepin, la lecture de la très divertissante BD « Quai d’Orsay » est largement conseillée. L’intégrale est à paraître le 4 octobre 2013 : BLAIN, Christophe et LANZAC, Abel. Quai d’Orsay : chroniques diplomatiques. L’intégrale. Paris : Dargaud, 2013.
[4] 4 lettres écrites entre juillet 1943 et juillet 1944. CAMUS, Albert. Lettres à un ami allemand. Paris : Gallimard, 1991 (Folio).