L’Ukraine, le nouveau pays déchiré?

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Récemment, un article paru sur ce blog affirmait que la crise ukrainienne validait la théorie de Samuel Huntington et son « choc des civilisations ». Mais la situation est-elle si simple ?

Rapide retour sur l’article précédent :

L’auteur de cet article défend l’idée que la crise ukrainienne, notamment avec le rattachement de la Crimée à la Russie, valide la thèse de Huntington. Pour l’auteur, c’est le signe à la fois d’un micro-conflit (contrôle de la Crimée), et d’un macro-conflit (opposition idéologique Russie-Occident). Cependant, l’analyse faite ne semble prendre en compte que les évènements récents, avec les déchirures internes en Ukraine. Ne faut-il pas voir la crise ukrainienne sur d’autres points ?

La théorie d’Huntington sur les pays « déchirés » :

Pour Samuel Huntington, certains pays allaient se diviser sur la question d’appartenance  à telle ou telle civilisation. Il cite les exemples mexicains, russes, et turcs. Dans sa thèse, le professeur américain de science politique explique que dans les pays déchirés, les dirigeants désirent intégrer leur pays dans le camp « des vainqueurs », c’est-à-dire dans la civilisation occidentale ; mais que la population n’était pas forcément prête à rejeter son histoire et sa culture non occidentale. Pour Huntington, l’Ukraine est dans le camp slave-orthodoxe, lors qu’il publie sa thèse en 1993. La crise ukrainienne résulte justement de cette question d’appartenance : être dans le camp occidental ou slave-orthodoxe ?

Une coupure religieuse :

Il faut savoir qu’en Ukraine, les deux religions majeures sont le christianisme et l’orthodoxie. Des religions qui sont apparentés par Huntington à une civilisation précise : l’occident dans le cas du christianisme, et la civilisation slave-orthodoxe pour l’orthodoxie. Or, depuis le début de la crise ukrainienne, et encore plus depuis l’annexion de la Crimée (et les coups d’éclats pro-russes à Donetsk), le silence de l’Église orthodoxe d’Ukraine est assourdissant. En effet, elle est majoritairement rattachée au patriarcat de Moscou, lui-même très proche du pouvoir russe. De leur côté, les catholiques semblent se rapprocher du côté pro-européen, appelant dans le même temps à l’unité de l’Ukraine. On aperçoit donc bien que le pays se devise en deux, chacune des deux religions majoritaires choisissant la civilisation de référence attribuée par Huntington.

Une coupure géographique et historique :

Cette crise ukrainienne se traduit aussi sur le plan géographique. L’est est pro-russe, tandis que l’Ouest est pro-occidental. Une coupure géographique, qui trouve ses sources dans l’Histoire Ukrainienne. En effet, si toute l’Ukraine a fait partie du bloc communiste lors de la Guerre Froide, historiquement, l’Ukraine a été partagée entre la Russie et l’occident, notamment l’Empire Austro-Hongrois. Ce qui explique le métissage de catholiques orthodoxes dans la zone.

La crise ukrainienne a donc été l’un des révélateurs que l’Ukraine se divise, un peu comme un pays « déchiré », suivant la théorie d’Huntington. Mais, à la différence des pays que le professeur américain évoque, l’Ukraine ne s’est pas divisé entre l’élite dirigeante et le reste de la population. Elle se scinde entre l’Est et l’Ouest, entre catholiques et orthodoxes, pro-occidental et pro-russe. A tel point qu’on est en droit de penser que l’Ukraine pourrait devenir un pays déchirés au sens propre, un pays éclaté.

François VOUTIER

« Le Combat des Chrétiens du Levant »

Messe en Syrie (Tous droits réservés)

Messe en Syrie (Tous droits réservés)

Un film documentaire récemment diffusé sur KTO[1] propose un point de vue rare et précieux sur les communautés chrétiennes de Syrie et du Liban. Pour la première fois un patriarche des Chrétiens du Moyen-Orient a ouvert ses portes pour une excursion au cœur de la vie quotidienne des chrétiens dans le conflit qui secoue la Syrie et toute sa région. Le constat de départ est frappant : Après deux ans de combats, personne ne sait quelle proportion de la population soutient encore cette révolution instrumentalisée de toute part à Damas, Moscou et Washington ». Malgré des siècles d’histoire chrétienne les Chrétiens sont devenus une minorité « prise en tenaille entre la radicalisation de la rébellion et un régime protecteur[2] désormais honnis à leurs yeux ».

 

Les chrétiens sont peu entendus et peu écoutés. Ils sont pourtant une « une composante essentielle du tissu social syrien » : 10% de la population, une communauté réputée « active, éduquée et commerçante ». Au Liban, les Chrétiens représentent 30 % de la population et « peuvent encore démontrer leur neutralité » dans une société pluriconfessionnelle. De plus, La terre arabe est une terre biblique. « A Damas, une des plus vieilles villes continuellement habitées, des grand chapitres de l’histoire des monothéismes s’y sont écris pour ensuite prospérer dans le monde ». En 2001, Bachar el-Assad a lui-même reconnu la Syrie comme « berceau du christianisme ». Autrefois plus nombreux, les chrétiens sont devenus une minorité dont l’avenir est questionné par ce qui semble être l’avènement de l’Islam politique

Dans une révolution qui est devenue une guerre civile prenant de plus en plus les traits d’une guerre communautaire entre deux frères ennemis – les Sunnites soutenus par le Qatar et l’Arabie Saoudite (puissance pétrodollars) et les Chiites par l’Iran et le Hezbollah –, quelle position les Chrétiens peuvent-ils adopter ? Ces derniers expriment leur méfiance face à la révolution, tout en y participant et en désirant des changements. Ils ont cependant de plus en plus de mal à défendre leur neutralité face à l’éventualité d’un régime confessionnel. Le défi majeur est d’adopter une marche à suivre commune, malgré les divisions chrétiennes, pour parler d’une seule voix et réaffirmer le rôle des communautés chrétiennes dans la société syrienne. Les Chrétiens veulent bâtir des ponts, être médiateurs, représenter la troisième voie : « réunir par le dialogue et légitimer la coexistence ». Le rôle que l’Eglise se fixe est d’autant plus difficile et improbable que les objectifs sont immenses : « faire tomber un homme, Bachar el-Assad, et une idéologie, l’idéologie baassiste. »

Les tensions communautaires entraînées par ce conflit impactent toute la région, à commencer par le voisin libanais. Ce pays est déstabilisé au rythme des conflits régionaux par l’afflux des réfugiés : Palestiniens, Irakiens et aujourd’hui Syriens.  Dans la plaine de la Bekaa, refuge des Syriens, ceux qu’on appelle « les déplacés » vivent dans la peur d’être dénoncer (le Hezbollah contrôlerait Beyrouth), ils sont parmi les plus pauvres et vivent leur exil dans la misère et l’intolérance. Ces réfugiés, qui affluent massivement dans un pays de 4 millions de Libanais « réaniment bien malgré eux le spectre du sectarisme ». D’autant que le souvenir des 15 années de guerre civile, entache toujours les cœurs de la haine et de l’esprit de vengeance.

Dans « un conflits devenu sectaire, où l’on égorge les gens d’après leur religion », les chrétiens agissent par le biais d’organisations humanitaires confessionnelles. L’exemple du docteur Simon Kolanjian, chrétien, de Caritas Liban : « En Syrie, les chrétiens et les musulmans vivent ensemble. Le travail que font les organisations humanitaires chrétiennes comme Caritas et l’ONU montre que les Chrétiens sont amis des Musulmans, et ça où qu’ils soient, au Liban ou en Syrie. C’est la preuve que nous pouvons vivre tous ensemble, sans aucun problème. » Ce médecin part soigner dans les villages de toute confession. Dans le village de Younine (nord Liban), tenu par le Hezbollah, il est l’unique médecin du village, le Hezbollah paie pour ses consultations. Une habitante du village confie à propos du docteur Kolanjian « que l’on soit chrétien ou musulman, l’important pour la qualité de nos relations c’est l’éthique et non la religion. De toute façon nous sommes tous libanais dans un seul pays. Il n’y a pas de différence entre nous, il fait partie de la famille, on sent qu’il est avec nous, ce n’est pas un étranger. » Pourtant le médecin Kolanjian, venait annoncer son départ. Au motif (pudiquement faussé) de vouloir gagner plus d’argent parce qu’il travaille bénévolement, en réalité il part pour sa sécurité, le conflit syrien faisant craindre le pire dans la région.

En Syrie, au cœur du conflit, le patriarche melkite Grégoire III Laham[3], décrit la situation des chrétiens : « peu sont partis de Syrie mais on dénombre 200 000 déplacés à l’intérieur de la Syrie. Ceux qui se sont exilés sont partis au Liban proche, chrétiens, chez des amis ou en famille ». La mission du patriarche qui réside à Damas est de faire entendre la voix de l’Eglise. Il est le signe visible de la présence et de l’action de l’Eglise (cela passe notamment par la construction d’hôpitaux). « C’est en pasteur qu’il informe, pousse au dialogue, et milite en acteur à part entière ». Il dénonce cette révolution transformée en guerre civile par la haine. « On parle de mort et des déplacés mais on ne parle pas de la haine dans les villages ou chrétiens, chiites, sunnites et alaouites vivaient en paix et avaient des projets en communs. » Le patriarche décrit les chrétiens comme indépendants, jouissant d’une liberté de parole et très engagés dans la société. Son appel résonne par son intransigeance : « ce n’est plus le temps du oui ou du non au régime, maintenant nous sommes pour la paix ou la guerre. (…) En France et ailleurs, qu’ils nous écoutent plus nous les pasteurs. Qu’ils voient plus les réalités, et qu’ils travaillent, œuvrent avec nous pour la paix, la réconciliation devant leurs gouvernements. Qu’ils écoutent nos voix, nos rapports et qu’eux disent aux gouvernements : « voilà la réalité qu’il y a en Syrie, écoutez les pasteurs de l’Eglise en Syrie et œuvrez comme eux pour la réconciliation et la paix, et pas d’arme, pas de violence, la paix, la paix, la paix !! »

Agir rapidement et œuvrer pour le dialogue interreligieux voilà une nécessité. Pour l’ONG Relief and Reconciliation for Syria (http://www.reliefandreconciliation.org/index.html), il faut « éviter le pire en conciliant aide pratique et travaux de réconciliation ». Écouter tout le monde, travailler avec des autorités morales locales, unis autour d’une cause commune pour recréer les liens brisés. Malgré tout, pour Friedrich Bokern de l’ONG R&RS, ce « travail de longue haleine fait de rencontres et de discussion » se heurte à la réticence des plus radicaux. « On ne travaille qu’avec ceux qui sont vraiment prêts à s’ouvrir au principe du dialogue ».

Laurent Tessier


[1] http://www.ktotv.com/videos-chretiennes/emissions/nouveautes/documentaire-le-combat-des-chretiens-du-levant/00070748 (« Le combat des Chrétiens du Levant », coproduction KTO / Grand Angle Productions.Réalisé par Marc Watterlot, 2012.)

[2] Depuis l’indépendance syrienne en 1946, le parti Baas (dont Bachar El-Assad est le dernier représentant) est le protecteur des minorités chrétiennes. Le parti Baas a été crée en Syrie en 1947 par le chrétien Michel Aflak fondant l’identité nationale autour d’une langue, l’arabe, et un principe, la laïcité.

[3] Depuis 2000, « Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem des melkites ». L’Eglise grecque-catholique melkite rattachée à Rome au XVIIIème siècle rassemble plus d’1,5 million de fidèles principalement entre le Liban et la Syrie.

L’Edit de Milan : un antique modèle de gestion de la diversité culturelle ?

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L’arc de Constantin à Rome, construit en 315, il commémore la victoire du Pont Milvius.

 Il y a 1700 ans, le 13 juin 313, les empereurs romains Constantin et Licinius permettaient à chaque sujet de l’Empire romain, « aux chrétiens et à toutes sortes de personnes de suivre telle religion qui leur plaira, afin que la Divinité qui préside dans le ciel, soit à jamais propice et à nous, et à nos sujets… ».

Il y a déjà 17 siècles, la question de la liberté religieuse était au centre de nombres d’enjeux… Le parallèle historique est toujours délicat, souvent bancal, mais jamais impertinent. Aujourd’hui, à l’heure où les rapports sur le respect des Droits de l’Homme pleuvent et les nouvelles atroces de persécutions religieuses abondent, les occasions ne manquent pas pour invoquer la liberté religieuse et la liberté de conscience. Ce « concept » aujourd’hui tellement usité semble n’émouvoir que ceux touchés par les restrictions et les persécutions, et qui mettent, en lui, leurs espérances.

L’Edit de Milan ou l’échec des persécutions

En 303-304, l’empereur Dioclétien lance une violente persécution pour assurer l’unité de l’empire… Déjà, le parallèle est tissé entre unité du peuple et stabilité de l’empire. L’Empire romain avait alors atteint une dimension considérable, autour de la méditerranée, la « Mare Nostrum ». Dans un contexte de crise profonde et complexe, la gestion de la réalité pluriculturelle de l’empire, déjà très difficile, s’est finalement soldée sur un échec. Pour Bruno Dumézil, l’Edit de Milan, bien que signé à la suite de la fameuse victoire de Constantin au Pont Milvius sur son adversaire Maxence, « vient surtout confirmer un édit précédent promulgué deux plus tôt par Galère et qui donnait la liberté de culte aux chrétiens après la grande persécution de Dioclétien[1]. » Galère avait tiré les conséquences de l’échec des persécutions : au lieu d’éradiquer les chrétiens, les persécutions les couronnaient du martyre (par là ils témoignaient de la force de leurs convictions et de leur foi) leur faisant gagner toujours plus de sympathie parmi population.

En optant pour l’apaisement et la tolérance, l’empereur Constantin signifiait ce que Charles Pietri, spécialiste du christianisme antique, résume de la manière suivante : « la paix religieuse détermine la paix civile aussi sûrement que la persécution entraînait la guerre intérieure ». Ainsi fut formulé, pour la première fois, un des grands principes sur lequel s’appuient les Droits de l’Homme.

Quelques années plus tard, l’intervention directe de Constantin lors du concile de Nicée (325), reprenant les prérogatives de l’empereur Grand Pontife, maître de la religion, relativise cette tolérance institutionnalisée par le souci de définir une vérité. Par la suite on n’a cessé de s’éloigner de cette idée de tolérance jusqu’à effectuer un retournement de situation lorsqu’en 392 l’empereur Théodose 1er impose le christianisme comme religion officielle et lance des persécutions contre le paganisme.

L’actualité d’un texte antique

Le patriarche œcuménique de Constantinople Bartholomée Ier[2], a publié le 19 mai 2013 une encyclique[3] à l’occasion des 1700 ans de l’Edit de Milan. Tout en soulignant les persécutions actuelles, les ravages du fanatisme et le fondamentalisme religieux, il a souligné la modernité d’un texte dont l’écho audacieux a parcouru l’Histoire  : « pour la première fois, les principes susmentionnés sont consacrés : le respect de la tolérance, la liberté d’exprimer la conscience religieuse – valeurs de la vie humaine – et tout ceci a constitué le fondement de la législation contemporaine en vigueur et des dispositions prévues dans les diverses déclarations d’organisations internationales et d’entités étatiques. »

L’Edit de Milan est aujourd’hui encore un modèle irréalisé qui dessine les contours d’un Etat idéal : L’Etat laïque, un Etat qui reconnait l’essence humaine de la liberté. C’est un Etat qui n’est pas indifférent, qui ne rejette, ni ne restreint le religieux et la conscience à un sentiment individuel limité à la sphère privée. La liberté de religion et de conscience, qui vont de pair, est un droit fondé sur la nature même de l’homme (un droit fondamental ou naturel) : un être rationnel en quête de sens. Sur cette liberté repose en partie l’équilibre de la société. L’enjeu est aussi la prise de distance par l’Etat sur la subjectivité de ses « administrés » : l’Etat assure un espace de liberté, stimulant et bénéfique, tout en reconnaissant sa propre limite d’action en ce qui concerne la personne humaine, c’est le sens même de la laïcité.

Laurent Tessier


[1] La Croix, « L’Edit de Milan », par Nicolas Senèze, samedi 8 juin, dimanche 9 juin 2013.

[2] Les 15 et 16 mai 2013, à l’occasion des 1700 de l’Edit de Milan, Bartholomée Ier s’est rendu à Milan où il a rencontré l’archevêque Mgr Angelo Scola. Les réflexions de cette rencontre ont porté sur « la signification – dans les sociétés contemporaines plurales et métissées – du thème de la liberté religieuse »

A-t-on oublié les Chrétiens d’Orient?

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En Egypte, depuis le début de la révolution entre 60 000 et 100 000 coptes (plus grande communauté chrétienne d’Egypte) auraient fui. Lors de la chute de Saddam Hussein, les chrétiens d’Irak étaient environ 1,2 million, aujourd’hui ils seraient moins de 500.000, et beaucoup continuent de partir. En Syrie, la situation est similaire, en démontre le récent enlèvement de deux évêques syriens. Cet exode en direction, principalement des Etats-Unis et du Canada, rappelle des heures biens sombres de notre histoire.

La diplomatie vaticane a mis l’accent sur la situation d’urgence dans laquelle se trouvent les Chrétiens d’Orient. Lors de son voyage au Liban le pape Benoit XVI, a remis aux évêques du Moyen-Orient ainsi qu’aux autorités religieuses musulmanes l’exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Medio Oriente qui est non seulement le fruit des réflexions du Synode des évêques pour le Moyen-Orient (octobre 2010) mais aussi et surtout « un document qui répond à l’actualité et à la situation de détresse des minorités chrétiennes au Moyen-Orient »[1]. Le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux, interrogé, le 6 avril 2012 par la chaîne qatari Al-Jazeera[2], sur les raisons qui poussent actuellement les chrétiens à fuir le Moyen-Orient a souligné l’importance de leur présence pour la région. « Les chrétiens partagent le destin des peuples de la région. Et là où la paix n’existe pas, ils souffrent. Leur grande tentation est d’émigrer, parce que le processus de paix n’avance pas. Mais si les chrétiens quittent le Moyen Orient, ce sera une tragédie, parce qu’ils quitteront la terre qui les a vu naître. Les chrétiens ont toujours vécu au Moyen Orient. S’ils s’en vont, les Lieux Saints deviendront un musée et ce sera une catastrophe ». Il est urgent de stopper ce qu’il qualifie d’ « hémorragie » encouragée par le sentiment, parmi les minorités chrétiennes, d’être considérés comme des « citoyens de seconde classe ». Le danger principal vient de « l’analphabétisme religieux » : « Nous sommes parvenus à éviter le choc des civilisations, évitons le choc des ignorances ». Sans connaissance de soi et de l’autre, aucun dialogue n’est possible. Cependant les mouvements de soulèvements populaires du « Printemps arabes » pourraient éclaircir un avenir bien sombre : « ces aspirations, nées chez des jeunes en recherche de dignité, de liberté et de travail, sont bonnes et partagées tant par les chrétiens que par les musulmans ».

C’est malheureusement sans compter sur l’évolution du « Printemps arabe ». Ce mouvement populaire n’est pas religieux, il est avant tout basé sur des revendications sociales, ce n’est que plus tardivement que les mouvements fondamentalistes religieux musulmans s’y sont insérés, faisant tourner la confusion et l’anarchie à leur avantage. Les Chrétiens en tant que minorités sont pris entre deux feux. Souvent identifiés comme soutien du régime, et donc montrés du doigt tel est le cas en Syrie, parce que leur statut de minorité était protégé, ils sont aussi menacés par l’essor des groupes islamistes dont les premières victimes sont les musulmans eux-mêmes. Victimes collatérales ou véritable « nettoyage ethnique » ? Ce qui est certain est que les chrétiens, en tant que minorité, sont un facteur de stabilité, leur présence est un signe visible d’un relatif « espace de liberté ». Une présence signe de liberté et d’espoir, comparable, dans la nature, à la présence de certaines plantes ou de certains oiseaux qui nous indique l’état de la faune et de la flore.

Par cette urgence, qui ne semble pas véritablement mobiliser des actions concrètes de la part de la communauté internationale, on est en droit de se poser des questions sur la stratégie française. Où sont les orientalistes français ? Quelle place leur accorde-t-on ? Pour tenter de comprendre la prise de position indécise de la France, je renvoie à un article du bloc de Georges Malbrunot[3]. Comment ne pas s’indigner avec passion, à l’image de Gilles Kepel[4], orientaliste de renom dont le réseau d’élève essaime aujourd’hui un peu partout, qui  « n’oublie pas la dissolution de la chaire « monde arabe » à Sciences Po en décembre 2010, au moment même où Mohamed Bouazizi s’immolait en Tunisie »[5]. Situation des plus absurdes ! La France avait une « chance » de s’impliquer dans le conflit syrien de par son histoire[6] et ses liens culturels, mais aussi et surtout par son statut de protecteur des chrétiens d’Orient. Le patriarche maronite libanais, le cardinal Béchara Raï, célébrait le 1er avril 2013, l’amitié franco libanaise en présence de l’ambassadeur de France au Liban. A cette occasion, dans l’un de ses discours il rappelait l’origine de cette tradition française qui prend racine dans une charte du roi saint Louis envoyée le 24 mai 1250 au patriarche maronite. Cette charte avait été réaffirmée en 1649 par Louis XIV tandis que, en 1919, le président du Conseil Georges Clemenceau assurait au patriarche Elias Hoyek « que le gouvernement de la République demeurait invariablement attaché aux traditions de mutuel dévouement établies depuis des siècles entre la France et le Liban »[7]. Force est de constater que cette tradition a été rompue, et que l’indécision française a essuyé un échec : « Lors d’une récente visite à des communautés chrétiennes de Syrie, l’ambassadeur de France à Damas, Eric Chevalier a été accueilli par une forêt de drapeaux russes, une façon de lui signifier que la France avait perdu au profit de la Russie son statut de protectrice des Chrétiens d’Orient. [8]»

En sera-t-il de même compte tenu de la situation humanitaire catastrophique ?

Laurent Tessier


[1] Conférence de l’Institut pontifical d’études arabes et d’islamologie (PISAI), 17 mai 2013, intitulée  « The Arab Spring outside in » tenue par S.E.R. Michael L. Fitzgerald., président émérite du Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux (2002-2006) et nonce apostolique en Egypte et délégué auprès de la Ligue arabe à partir de 2006.

[4] C.f.  Passion arabe. Journal, 2011-2013, de Gilles Kepel, Gallimard, (« Témoins ») : récit de voyage au cœur du « Printemps arabe », témoignage passionnant et éclairant, absolument recommandé

[6] La Syrie fut placée par la Société des Nations sous mandat français de 1920 à 1946.

[8] http://blog.lefigaro.fr/geopolitique/2011/11/le-printemps-arabe-accelere-le.html